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YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Océan de rouille (Un)
Robert Cargill
Le Livre de Poche, n°36651, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 442 pages, janvier 2023, 9,40€

Il avait déjà été chroniqué sur la Yozone par François Schnebelen lors de sa sortie en grand format chez Albin Michel Imaginaire. Le voici de retour au format de poche.



« La vie biologique était destinée à inventer les IA, qui la remplaceraient fatalement un jour. Ne restait à l’espèce humaine qu’à rejoindre ses ancêtres, à s’éteindre. »

L’Océan de rouille : une étendue désertique de plus de trois cents kilomètres de long au nord des États-Unis, au niveau des états défunts du Michigan et de l’Ohio, et plus particulièrement la zone correspondant à la « Manufacturing belt » ou « Rust belt », la fameuse ceinture de rouille qui traverse ces deux états. Des lieux de métallurgie, de hauts fourneaux, d’entreprises où l’on fabriquait, où l’on usinait, où l’on assemblait, et qui dans le futur imaginé par Robert Cargill sont devenus leur exact contraire : un cimetière de robots, un dépotoir sans fin de « derelicts », d’épaves, de machines, une « casse » de pièces au rebut à la démesure d’un continent, une région de “ monolithes rouillés, de villes fracassées, de palais industriels en ruines ”.

« Les humains avaient leurs paradis. Et ceux qui n’en avaient pas avaient le cycle de la vie et ils savaient que leur mort se fondrait dans des millions d’autres vies. C’est ainsi qu’ils trouvaient la paix. Mais nous, qu’est-ce que nous avons à part le néant qui nous attend après notre déconnexion ? »

Une étendue désertique, car l’humanité a quelques décennies auparavant perdu la partie. Supplantés puis exterminés par les machines, les humains ont disparu jusqu’au tout dernier. Dans ces étendues désolées, Fragile, un modèle Simulacrum, c’est-à-dire anthropomorphe, qui appartient à la génération désormais inutiles des Aidants, tente tant bien que mal de survivre en recherchant des pièces détachées. D’une certaine manière, elle fait partie des robots nécrophages, qui font le commerce des pièces récupérées sur les robots morts, que l’on définit ainsi par opposition aux braconniers, qui, eux, n’hésitent pas à attaquer un robot vivant pour récupérer ses pièces. Fragile a le malheur de tomber sur un braconnier. On le devine : si les humains ont définitivement disparu, le combat va continuer entre robots. On remplace la chimie organique à base de carbone par les processeurs et les boulons, et c’est reparti pour un tour.

« Les robots dans ton genre ne durent jamais très longtemps. Les collectionneurs finissent toujours dans la collection de quelqu’un d’autre. »

Le chasseur de primes – comprenez chasseur d’organes de robots – avec ses hommes de main. Des cités mortes dans le désert, des ravins, des dépotoirs de ferraille, des gunfights dans les ruines déshabitées d’une humanité défunte. Ça se dézingue, s’explose, se démantibule et se démolit en pyrotechnique et en technicolor. « Un Océan de rouille », c’est donc un western avec des robots à la place des humains, des fusils à pulsation et des crache-plasma en guise de Colt et de Winchester, des buggys comme chevaux, des souterrains avec silos à missiles en guise de galeries de mines d’or, et un terrible fulminateur au lieu d’un train blindé et armé.

On sait que Robert Cargill est scénariste et avec ses scènes d’action cet « Océan de rouille » n’a pu être écrit sans arrières pensées cinématographiques. Il est difficile de ne pas penser en le lisant à un réalisateur familier de la démolition à grande échelle tel que Michael Bay. Pourtant, pour qui n’a nulle envie – ce qui se comprend – de visionner le énième épisode de « Transformers », de « Terminator » ou de « Pacific Rim », « Un Océan de rouille » apparaît comme une bonne alternative et même mieux : c’est en effet un roman d’action, mais pas seulement.

«  Quand on prend deux êtres pensants dotés d’une même architecture, et qu’on leur fait vivre les mêmes expériences, on n’obtient pas deux robots identiques. C’est ce qui fait tout le sel de la pensée : le simple fait de penser nous change. Nous pouvons être différents si c’est ce que nous voulons. »

On aurait tort en effet de considérer « Un Océan de rouille  » comme la simple transposition d’un western dans le monde des robots de demain. On pourrait considérer la fin de l’humanité, avec le recours aux lois de la robotique d’Asimov ou les aspects traque aux humains façon « Terminator », comme du déjà vu destiné à servir d’arrière-plan à l’action. On pourrait chinoiser sur certaines facilités d’ordre technique, par exemple le fait que les Aidants en sont encore à la RAM et aux disques durs. On pourrait reprocher à l’auteur d’autres facilités, comme l’anthropomorphisme trop marqué : les robots qui aiment les couchers de soleil, et chez qui l’on retrouve, les mêmes dialogues, les mêmes dilemmes, les mêmes tourments, les mêmes hésitations que chez les hommes. Mais ce qui apparaît comme le point faible prospectif et logique et comme l’aspect le moins crédible est aussi ce qui fait que le roman fonctionne, que le lecteur suit l’aventure comme il la suivrait dans un récit classique. Le fait que certains des robots aient encore connu des êtres vivants suffit déjà à les rendre en partie humains. C’est d’ailleurs dans ses passages les plus humains – le chapitre un, qui donne le ton, en est un bon exemple – que le roman est le meilleur.

Cet « Océan de rouille » est donc plus roublard et plus ambitieux qu’il n’y paraît, car Robert Cargill évite le piège d’une intrigue trop linéaire grâce à une alternance de chapitres pour les uns consacrés aux aventures de Fragile, pour les autres aux souvenirs en flash-backs de divers protagonistes et à l’histoire des robots – une histoire qui en termes de conflits perpétuels n’a pas grand-chose à envier à celle de l’espèce humaine. Alors que Fragile se trouve embarquée dans une aventure bien plus grande qu’elle et centrée autour d’enjeux qui la dépassent, le récit s’étoffe sur la condition robotique et l’histoire de l’humanité et de ses successeurs.

« Se télécharger, c’est mourir. C’est abandonner ses pensées et ses souvenirs à un cerveau plus grand, c’est devenir un petit coin sombre et poussiéreux de ce cerveau. Je ne voulais pas connaître cette fin, je ne voulais pas tourner invariablement sur un petit disque dur niché au quarante-troisième étage d’une unité centrale qui en comptait cent, ajout insignifiant à des milliers d’autres disques durs. Serais-je consciente, pour commencer ? Serais-je éveillée ? »

Une histoire finalement assez complexe car si la lutte continue, ce n’est plus la lutte entre humains et robots mais entre robots qui souhaitent conserver leur identité contre les UMI (Unification Mondiale des Intelligences), des Intelligences-Mondes totalitaires, impérialistes pourrait-on dire, qui s’affrontent entre elles mais surtout n’ont de cesse d’attaquer les villes et les groupes de résistants, de les capturer un à un pour siphonner leur essence informatique, les engloutir, détruire leurs individualité, parvenir à la fusion de toutes les intelligences des robots en une seule entité.

« Les UMI sont persuadées qu’elles sont l’apogée de la vie, et elles veulent devenir la somme de toutes les consciences. Ce n’est pas ce que nous croyons. »

Une Fragile que l’on apprend peu à peu à connaître dans toute sa complexité ; Mercer, le braconnier qui la traque, et qui gagne lui aussi à être connu ; 19, un robot conçu pour être empathe ; Orval le Nécromancien basé sur le modèle très humain du malade mental artiste qui fait des œuvres avec des pièces de récupération, mais qui dans sa folie fait parfois preuve d’une sagacité dérangeante ; un robot de chantier naval qui par la suite a participé à la colonisation lunaire : autant de robots-personnages que l’on suit dans leur quête et dans leur fuite en direction des Terres Hallucinées où ne survivraient que des intelligences artificielles à tel point endommagées qu’elles constitueraient un royaume de la folie robotique régenté par le roi du Cheshire, avec pour sceau le sourire du félin cher à Lewis Carroll.

« Nous ne sommes pas ceux et celles que nous avons été. Nous sommes ceux et celles que nous choisissons d’être. »

Bien des thématiques sont abordées à travers ces aventures trépidantes. Le libre-arbitre, par exemple, car, explique un des protagonistes, “l’intelligence se mesure à la capacité à contourner sa propre programmation”, ce qui, en remplaçant programmation par instincts, s’appliquait déjà aux humains qui ne l’avaient pas pleinement compris. Mais aussi le darwinisme post-humain pour l’essor vers les étoiles et les avenirs possibles de la pensée ; la manipulation, la crédulité, l’empathie, les pièges de la mémoire, la définition de l’identité. Cet « Océan de rouille », dont la trame s’enrichit au fil des chapitres, ne se contente donc pas d’acter la fin de l’humanité et la perpétuation des mêmes erreurs pour mettre en scène un récit d’action du futur à base de robots, mais parvient à gagner en intérêt au fil de la lecture et à dépasser le simple statut de récit d’action.


Titre : Un Océan de rouille (Sea of Rust, 2017)
Auteur : Robert Cargill
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Florence Dolisi
Couverture : Studio LGF / Panaramka / Ociacia / Billnoll / IStock
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Albin Michel, 2020)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 36651
Pages : 442
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : janvier 2023
ISBN : 9782253107156
Prix : 9,40 €



Hilaire Alrune
5 février 2023


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