Qui se souvient encore d’Alexander Trocchi ? Qui est encore capable de citer ne serait-ce qu’un titre des œuvres de cet écrivain qui fut fréquenté et admiré par des individus tels que Samuel Beckett, Éric Clapton, Yoko Ono, les Pink Floyd, Allen Ginsberg, Patti Smith, Leonard Cohen, Jean-Paul Sartre, William Burroughs, Leonard Cohen, Guy Debord, Jim Morrison et bien d’autres musiciens, penseurs, littérateurs et autres figures en vue de l’époque ? Qui s’en souvient vraiment ? Non pas personne, mais assurément pas grand-monde – et parmi ceux qui s’en souviennent, Christophe Bourseiller, qui d’entrée de jeu confesse avoir lui aussi été fasciné par cette figure particulièrement charismatique. Un peu trop, peut-être.
« Cet homme avait dans la main toutes les cartes du succès. Il était beau, intelligent, doué, charmant. »
Se pencher sur ce dossier, c’est essayer de faire la part des choses. Mettre dans la balance les qualités et les défauts, séparer la poudre aux yeux de l’œuvre véritable. Un travail d’autant moins aisé que Christophe Bourseiller se lance sur les traces d’un individu qu’il a admiré alors qu’il n’était peut-être pas si admirable. Un écrivain écossais né en 1925, disparu en 1984, qui n’aura pas laissé grand-chose derrière lui, essentiellement « Young Adam » (1954) et « Le Livre de Caïn » (1960), de ces œuvres qui ont pu être encensées dans le contexte de la contre-culture de l’époque mais qui peinent à passer le cap des décennies. En marge de ces écrits prend forme un individu qui toute sa vie aura été un parasite financier (tout comme Guy Debord, l’auteur de « La Société du spectacle », dont Bourseiller dresse un tableau peu flatteur), soit auprès de ses amis et connaissances, et pas des moindres (Norman Mailer par exemple met la main à la poche), soit auprès des aides sociales britanniques. Ou les deux simultanément. Un polytoxicomane qui aura démarré jeune à la benzédrine, à l’alcool et au tabac, avant de passer à l’opium, à l’héroïne en 1955, à la cocaïne, à la mescaline, au peyotl et tutti quanti.
« Il a tâté un peu de tout, s’est brûlé en pensant peut-être par là même se construire une légende. »
Inconstant, libertin, volage, Trocchi s’est taillé au cœur de la beat génération non pas une une véritable gloire littéraire mais plutôt ce que Christophe Bourseiller qualifie de « notoriété fugace ». Il semble que Trocchi ait eu un réel talent pour se placer avant tout dans le spectre du visible, et ce faisant fasciner ceux qui confondent ce type de lumière avec les sommets de la pensée. Si « Le Livre de Caïn » a fait parler de lui, c’est plus parce qu’il vantait la drogue que par un véritable talent littéraire. Et Trocchi sait faire parler de lui, que ce soit en fréquentant tour à tour la bohême parisienne, new-yorkaise et londonienne, ou en s’injectant de la cocaïne en direct sur la chaîne NBC News à une heure de grande écoute, devenant “l’ennemi public de l’Amérique bien-pensante”. Il abandonne femme et enfants, se remarie à Las Vegas où, à court d’argent, il prostitue sa jeune épouse – le charisme, pas la classe – revient à New-York où il devient dealer d’héroïne, s’acoquine avec Guy Debord et l’Internationale Situationniste, invente les « futiquités » ou fausses antiquités du futur élaborées par d’autres, participe à Merlin, une revue prestigieuse mais éphémère, écrit à la chaîne des romans de quai de gare érotiques et pornographiques, continue à défendre les drogues, s’occupe d’un éphémère « centre psychédélique mondial », mais ne produit rien par lui-même.
« Par les excès, par l’héroïne, par la luxure, le flamboyant et prometteur Alexander Trocchi n’aura cessé de s’autodétruire, comme s’il avait peur de son propre talent. »
Opportuniste et caméléon, Trocchi adopte dans les années soixante le look psychédélique de la mouvance hippy et fait peu ou prou figure du gourou. Il cause bien, il n’accomplit rien. Son salon “où il fait bon traîner, boire un verre, fumer un joint ou se faire un fix” est prisé par bien des personnalités en vue, parmi lesquelles un certain Timothy Leary, grand chantre du LSD. Mais l’activisme de Trocchi, aidé par une verve qui “va de pair avec la consommation assidue d’héroïne, souvent mêlée à l’alcool, la marijuana, à la cocaïne ou à diverses pilules” reste vain. Il passe plus de temps à prendre la pose, à discourir et à faire salon qu’à développer ou à peaufiner une œuvre. Son effervescence brasse avant tout du néant : le « projet multimédia total » Sigma, sur lequel il prétendra travailler tout au long d’une décennie, et qui n’aboutira jamais à rien, est un exemple révélateur. Révélateur également de Trocchi, mais aussi de l’époque, l’épisode du récital poétique international au Royal Albert Hall en juin 1965 : l’enthousiasme lyrique de Trocchi convainc, mais demeure noyé au cœur d’un fiasco hippy désordonné et improvisé au coeur duquel le psychiatre de la bande amène “une dizaine de patients schizophrènes qui dansent au son d’une musique qu’ils sont les seuls à entendre”, un chaos que même Allen Ginsberg ne sera pas long à désavouer.
« C’est donc par un enchaînement tragique que s’achève la biographie d’un homme qui voulait révolutionner sa vie quotidienne et vivre chaque instant comme s’il était le dernier, mais qui ne réussit qu’à semer autour de lui le malheur et le chaos. »
Le « Dossier Trocchi » est une histoire d’impasses. Impasse chimique des drogues dans lesquelles Trocchi, comme tant d’autres, a cru trouver quelque chose de grand sans comprendre qu’il ne s’agissait que d’une illusion. Impasse d’une époque hippie et des espoirs et illusions d’un monde meilleur, bientôt balayés comme un fétu de paille par le rouleau compresseur des bonheurs eux aussi illusoires de la société de consommation en marche. Impasse de l’Internationale Lettriste, puis Situationniste, qui ne durera guère qu’une quinzaine d’années. Impasse également pour l’auteur, Christophe Bourseiller, qui revient sur le cul-de-sac conceptuel dans lequel il s’est enferré et sur le mirage mental qu’a pu être, pour lui comme pour beaucoup d’autres, la vie d’Alexander Trocchi. Un Trocchi qui a pu penser qu’un peu de prestance et de charisme suffisaient pour se créer un personnage et pour faire de sa vie une œuvre, une illusion guère éloignée de ceux qui pensent que le fait d’être bohème, alcoolique, toxicomane et doté d’une paresse irréfragable les autorise à s’autoproclamer artistes maudits. Perdants magnifiques pour les uns, ratés complets pour les autres, ils seront nombreux à avoir été les voyageurs de commerce d’eux-mêmes en surfant sur les vagues de la contre-culture et de la pop-culture, mais sans jamais acquérir plus de fond ni plus de substance que les illusions éphémères et colorées de l’époque psychédélique. Pour Alexander Trocchi, un talent gâché, une vie dont il ne reste que quelques écrits sur lesquels Christophe Bourseiller ne s’attarde guère, et dont il ne fait pas vraiment l’éloge. Un Trocchi qui finalement n’a réussi à rien incarner, ni le mouvement situationniste, ni la révolte des années soixante, ni rien d’autre. Un homme dont l’aura s’étiole et pâlit dès la fin des années soixante : il édite un journal qui n’aura qu’un seul numéro, devient bouquiniste, sombre dans l’oubli, et sans doute fragilisé par l’alcool, le tabac et les drogues, meurt précocement d’une infection pulmonaire.
« Je les ai crus. De leurs livres abscons, je me suis fait un bréviaire. »
Ni tentative de réhabilitation d’un auteur controversé puis oublié – même si Alexander Trocchi a pu bénéficier d’un éphémère regain d’intérêt dans les années deux mille avec la réalisation par David McKenzie d’un long métrage inspiré par son roman « Youg Adam » – ni biographie laudative, ce « Dossier Trocchi » apparaît plutôt comme un essai de rationalisation, l’acquisition d’un regard distancié, factuel, sur l’existence d’un individu qui de son vivant aura suscité une admiration à l’évidence disproportionnée. Pour Christophe Bourseiller, se décider à examiner et à clôturer le « Dossier Trocchi », c’est admettre que chercher un sens dans les concepts, les courants, l’immédiateté de la contemporanéité ou les fausses révolutions n’est en définitive rien d’autre qu’une forme d’égarement. C’est confesser, et surtout réaliser, une part des naïvetés éternelles qui sont celles des adolescents et des adultes jeunes (ou parfois moins jeunes) persuadés de trouver un sens dans une idée, un postulat, une théorie, aussi absurdes soient-ils. C’est regretter d’avoir confondu la mode intellectuelle et l’éphémère avec la recherche du sens, d’avoir été dupé par la fumisterie drapée des oripeaux de la modernité. C’est, en quelques mots, se décider à régler ses comptes avec des modèles qui n’ont pas été les bons. Témoignage édifiant, ce « Dossier Trocchi » est à considérer comme un bon essai sur les illusions que l’on parvient à se faire à partir de ceux qui cherchent à faire illusion.
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Titre : Dossier Trocchi
Auteur : Christophe Bourseiller
Éditeur : La Table Ronde
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 132
Format (en cm) :14 x 20,5
Dépôt légal : janvier 2023
ISBN : 9791037109583
Prix : 16 €
La Table Ronde sur la Yozone :
« Mes désirs futiles » de Bernardo Zannoni
« Mary Toft ou la reine des lapins » de Dexter Palmer
« Le Chewing-gum de Nina Simone » par Warren Ellis
« Entre midi et minuit » de Thierry Radière
« Je ne suis pas un héros » de Pierre Autin-Grenier
« Cent courts chefs-d’œuvre » de Napias et Montal
« Les Dimanches de Jean Dézert » de Jean de la Ville de Mirmont
« Daimler s’en va » de Frédéric Berthet
« César Capéran » de Louis Codet
« Le Club des longues moustaches » de Michel Bulteau
« En remontant le boulevard » de Jean-Paul Caracalla
« Vagabondages littéraires dans Paris » de Jean-Paul Caracalla
« Je connais des îles lointaines » de Louis Brauquier
« Quinzinzinzili » de Régis Messac
« Un peu tard pour la saison » de Jérôme Leroy
« La Nuit des chats bottés » de Frédéric Fajardie
« Journal de Gand aux Aléoutiennes » de Jean Rolin
« La Reine des Souris » de Camilla Grudova
« Mary Ventura et le neuvième royaume » de Sylvia Plath
« Los Angeles » par Emma Cline
« Halfon Boy » par Eduardo Halfon
« Jamais assez » par Alice McDermott
« Et M*** » par Richard Russo