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Arnaque et Cie
Philip K. Dick
J’ai Lu, n°13654, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 286 pages, octobre 2022, 7,50 €

Déjà connu sous le titre « Mensonges et Cie » (Robert Laffont 1984, Le Livre de Poche 1989, 10/18 1999), cet « Arnaque et Cie », fruit d’un parcours éditorial complexe, n’avait pas été publié du vivant de l’auteur.



Dans le futur imaginé par Philip K. Dick, où la Nouvelle Allemagne Unifiée a obtenu le contrôle de l’ONU et où la Terre est en proie à la surpopulation, une avancée scientifique majeure, le système de téléport de Sepp von Einem, permet de transférer les humains vers la Nouvelle Colonie, sur la planète Fomalhaut IX, ou Gueule de la Baleine, située à des distances faramineuses. ce système de Téléport, propriété du trust allemand LSDH, alias Les Sentiers d’Hoffmann, pour des raisons techniques, permet l’aller mais pas le retour. Mais peu importe : le prix du voyage est symbolique et les messages émis depuis la colonie sont immuablement enthousiastes.

Oui mais. Mais Rachmael ben Applebaum, héritier d’une société de transports interstellaires, a des doutes. Car sa société, dans laquelle le trust LSDH avait de forts intérêts, a été coulée par le même LSDH. Comme si LSDH voulait réduire à néant les transports spatiaux classiques, qui pourtant ne représentent plus la moindre concurrence puisque le voyage vers Fomalhaut IX à bord d’un vaisseau prendrait dix-huit ans alors qu’il ne prend que quelques minutes avec le téléport. Ben Applebaum doute. Il doute que tout se passe comme on le dit sur Fomalhaut. Il doute que le Téléport puisse ne fonctionner que dans un seul sens. Et il décide, même si l’Omphalos, son dernier vaisseau, est sur le point d’être saisi par ses créanciers, de faire ce voyage classique pour savoir ce qu’il en est réellement. Et pour parvenir à filer en douce, il se fait aider par Dosker, un pilote de l’Agence de Renseignements, de Négociation et d’Archives Confidentielles – dont le sobriquet est Arnaques et Cie – pour cacher son vaisseau le temps de préparer son départ. Une société Arnaque et Cie qui bientôt doute elle aussi, et met au point son propre stratagème pour en savoir plus.

« La chose liquide et Rachmael n’étaient pas amis, ne savaient même pas en quoi consistait l’autre, ni d’où il venait, et lui-même, dans le déclin terne et rouge sombre du temps qui pourrissait, du temps qui se trouvait dans sa phase d’extinction, dans sa phase entropique ultime, lui-même resterait soudé à cet endroit, confronté à cette chose étrange, tandis qu’un million d’années seraient cérémonieusement comptées par l’horloge moribonde qui résidait en lui. »

Alors que l’on a l’impression d’être dans un roman de science-fiction classique, avec un soupçon hideux sur le trust LSDH, soupçon de duperie criminelle, de déportation ou de solution finale renforcée par la prééminence allemande dans l’affaire, le roman bascule dans une série de visions hallucinées subies à la fois par ben Applebaum, par Freya Holm, de l’agence Arnaque et Cie, mais aussi, manifestement, par d’autres personnages comme Théodoric Ferry lui-même, le président des Sentiers d’Hoffmann. Une série de visions dont les premières sont vraisemblablement inspirées par les expériences psychédéliques de Dick, et rappellent, tout particulièrement avec la sensation de dilatation du temps, les expériences des auteurs anglo-saxons classiques avec le haschich, par exemple celles de Fitz Hugh Ludlow (1836-1870), Mary C. Hungerford (« An overdose of hasheesh », 1884), ou H.H. Kane (« A Hashish House in New York », 1833). Des visions qui conduisent ensuite à faire l’expérience de divers paramondes obéissant chacun à une logique propre, à une narration distincte, et qui tiennent à la fois des soupçons d’origine de ben Applebaum et de délires moins cartésiens.

« Votre paramonde, celui pour lequel on prétend que les Mazdats – s’ils existent – vous ont programmé – bien entendu tout cela s’est produit pendant le téléportation, alors que vous étiez démolécularisé – selon le code des autorités qui nous gouvernent, ce paramonde s’appelle ici la version de l’Horreur Aquatique. Sacrément rare. Je suppose qu’il est réservé à des gens qui ont découpé leur grand-mère maternelle en morceaux dans une vie antérieure, pour nourrir le chat de la famille. »

Le lecteur l’aura compris : il se trouve plongé dans une série de tableaux furieusement dickiens mettant en scène des personnages aux prises avec la fissuration du réel et l’émergence de mille réalités alternatives, des réalités cauchemardesques et totalitaires, ou surréalistes, ou encore issues de récits d’invasion extraterrestres, réalités qui ne sont pas toujours incompatibles les unes avec les autres. Expérience collective conduisant à saisir la véritable nature de ce qui se passe sur Fomalhaut, hallucinations induites par des drogues administrées à leur arrivée sur la colonie, syndromes générés par la téléportation ou reprogrammations neuronales volontairement induites par les techniciens du Sentier d’Hoffmann lors de la préparation à la téléportation, bien des hypothèses sont possibles.

« Avec un incroyable effort, Ferry parvint à refermer le livre. La page imprimée disparut… et il sentit aussitôt la force renaître dans ses bras ; la volonté lui revint et il se releva d’un bond en lâchant le volume qui tomba lourdement au sol en agitant ses pages ; Théo Ferry sauta aussitôt dessus, écrasa la chose sous ses talons – de manière horrible, le livre poussa un cri d’être vivant, puis demeura silencieux. »

Éminemment dickien également l’apparition d’un ouvrage intitulé « La véritable et complète histoire économique et politique de la Nouvelle Colonie », livre qui se modifie sans cesse et où, en consultant l’index, chacun peut trouver les passages qui le concernent et que nul autre que lui n’est censé connaître. Un ouvrage qui n’est pas sans évoquer d’autres livres inventés par Dick, tels « Une journée d’été » et le « Livre des Kalendes » dans les deux récits « Le Guérisseur de cathédrales » et « Nick et le Glimmung ». On notera également que cette énigmatique « Véritable et complète histoire économique et politique de la Nouvelle Colonie » a pour auteur un Dr Bloode dont le patronyme fait inévitablement penser au physicien fou, le fameux « Dr Bloodmoney » – qui était déjà présenté, dans le roman éponyme, sous une version germanique à une lettre près (Dr Bluthgeld).

«  Il y a des décennies que j’ai infiltré votre race. Je suis parmi vous depuis bien avant la création de l’ARNAC ; j’étais parmi vous avant même votre naissance. »

Le problème de la surpopulation dont il était déjà question dans « Brèche dans l’espace », où les individus en surnombre étaient cryogénisés, et dans « La Vérité avant-dernière » où ils étaient relégués sous terre, le personnage de Jack McEhlatten, avec son métier totalement inutile (un travail à son tour vérifié, de manière surréaliste, par un véritable pigeon) qui n’est pas sans faire penser au père de Nick « Nick et le Glimmung », un appareil homotropique et agressif camouflé en meuble déjà rencontré sous une forme équivalente dans « La Vérité avant-dernière », des artefacts mystérieux comme le fniggleur, un goût prononcé pour les simulacres (les divers simulacres de Théodoric Ferry, un simulacre de simulacre comme l’imitation de cafersatz, en somme l’imitation d’un café synthétique), le goût des drogues psychoactives (avec par exemple la mention de prises de LSD obligatoires à l’école) : on n’en finirait pas de lister, dans cet « Arnaque et Cie », les thèmes, items, détails, et trouvailles qui font écho au reste du corpus dickien et qui créent ces ambiances caractéristiques des romans de Philip K. Dick.

«  Déjà l’agréable proximité d’un groupe normal d’êtres humains, dans ce lieu, avait estompé l’apparition grotesque de la bave gluante qui avait répandu une odeur tellement âcre et fétide en se coagulant sur le visage du cyclope qui se desséchait : la dégénérescence en un tissu organique, maintenu de manière hydro-cinétique, de ce qui avait autrefois été un être humain. »

Dans son essai « ABC Dick », Ariel Kyrou qualifie l’ouvrage de “roman sidéral et sidérant” mais aussi de “mélange incohérent”, à juste titre. Le lecteur, par exemple, ne peut que se demander pourquoi Dick, entamant une longue et passablement cauchemardesque partie centrale, explique que Rachmael ben Applebaum, au lieu de partir pour Fomalhaut IX à bord de son vaisseau, se fait en réalité téléporter sous un faux nom, alors qu’aux chapitres seize et dix-sept, tout à fait en fin de volume, l’intrigue reprend comme si cela n’avait jamais été le cas puisqu’il est bel et bien en route vers la Gueule de la Baleine à bord de l’Omphalos. Une partie centrale correspondant à un ajout (le lecteur trouvera en fin de volume une intéressante postface de Paul Williams, exécuteur littéraire de la succession Philip K. Dick, retraçant l’histoire complexe des versions successives du récit) qui, lorsqu’il avait été demandé à Dick de modifier son texte initial pour qu’il atteigne la taille d’un roman, avait été initialement refusée par l’éditeur, qui l’avait jugée sans rapport.

« Mais si les paramondes sont dérivés du machin d’altération temporelle de l’ONU, ils constitueraient alors un spectre de présents alternatifs aussi réels les uns que les autres, qui se seraient tous détachés lors d’un quelconque évènement du passé qu’on aura du mal à déterminer ; une bifurcation antédiluvienne, mais critique, réalisée par une personne – quelle qu’elle soit – grâce à la foutue machine dont on parle.  »

Au lecteur donc d’imaginer une possibilité basée, comme évoqué par Freya Holm en fin de chapitre treize, sur la possibilité que “les mondes illusoires actifs sur la gueule de la Baleine s’étaient déjà étendus à la terre et l’avaient envahie” (ce que les manifestations hallucinatoires de ben Applebaum décrites au premier chapitre, écrit par Dick lors de ses révisions de 1965, pourraient vouloir confirmer), et que la première rencontre entre Dosker et Rachmael ben Applebaum ait pu être la manifestation du paramonde appelé l’Horloge, ce qui ouvre maintes possibilités mais n’est toutefois pas suffisant ; plus vraisemblablement, le lecteur préférera rêver de ce qu’aurait pu faire un Philip K. Dick – qui, après avoir retravaillé l’ensemble en 1965, “s’est gardé de considérer son travail comme terminé et de poster le nouveau manuscrit à Max Hurst, son responsable éditorial new-yorkais” – s’il avait pu par la suite remettre sur le métier ces matériaux non jointifs. Dick n’aura hélas jamais mené cette tâche à son terme si bien que cette version dite « complète », mais en réalité inachevée, n’aura été publiée qu’à titre posthume.

« Les rats ont d’incroyables prédispositions à la télépathie. Ça a été prouvé par les Russes en 1978. »

Un premier chapitre écrit et ajouté après coup, donc, et qui ouvre des pistes que le roman ne creuse pas, comme cette histoire de rat télépathe (un rat qui apparaît aussi dans l’esprit de ben Applebaum, et un animal récurrent chez Philip K. Dick, comme nous l’avions mentionné ici), ou ce paradoxe d’une machine programmée pour mentir et semblant tomber en panne – car elle a transmis une information authentique – et à laquelle le technicien n’ose pas demander un autodiagnostic, car il y a de fortes chances qu’elle lui mente (on se souvient du goût de Dick pour le paradoxe du menteur, ou paradoxe d’Epiménide, dont il parle également dans « La Vérité avant-dernière »). Si cet « Arnaque et Cie » apparaît ainsi par moments tronqué, bancal, inabouti, il apparaît aussi comme un festival de situations et de thématiques dickiennes dont l’amateur de Philip K. Dick aurait tort de se priver.


Titre : Arnaque et Cie (Lies, 1964)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Henry-Luc Planchat / Pierre-Paul Durastanti
Couverture : Studio J’ai Lu / Shutterstock / Paul Craft / Idea Trader
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Robert Laffont, 1984)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13654
Pages : 286
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : novembre 2022
ISBN : 978229033753
Prix : 7,50 €



Philip K. Dick sur la Yozone :
- « Le Guérisseur de cathédrales » suivi de « Nick et le Glimmung »
- « Le Profanateur »
- « Dr Bloodmoney »
- « La Vérité avant-dernière »
- « Les Marteaux de Vulcain »
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- « Phil, une vie de Philip K. Dick
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Hilaire Alrune
15 février 2023


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