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Yardam
Aurélie Wellenstein
Scrineo, roman (France), dark urban fantasy, 478 pages, mars 2020, 20€

A Yardam, ville proto-industrielle, se déclare une épidémie inconnue : des gens se changent en « coquilles » vides de souvenirs, tandis que d’autres sont victimes de folie et meurent dans un ultime déferlement de violence. La ville est mise en quarantaine, et l’annonce de l’arrivée de médecins de la capitale impériale, pour étudier le mal et trouver un remède, ne calme pas la colère qui gronde.
Alors qu’il allait fuir la ville, Kazan, atteint de la maladie des voleurs d’âme et sur le point de disjoncter, change ses plans et aide Nadja et Feliks, un couple de médecins, à pénétrer à Yardam. La jeune femme clamait qu’ils trouveraient un remède rapidement. Las, impatient, Kazan aspire Nadja et laisse croire à son compagnon qu’elle a été victime de l’épidémie. Désormais contraint de vivre avec la jeune médecin dans la tête, Kazan perd doucement pied dans une ville qui sombre elle aussi dans la folie.



Dixième roman d’Aurélie Wellenstein, « Yardam » est probablement l’un des plus crépusculaires. Sa cité, l’architecture, la toponymie évoquent l’Europe de l’est, une version proto-industrielle de Vienne. S’y côtoient noblesse, bourgeoisie et ouvriers de fabriques, dans la Ville-Nouvelle, un quartier bien moins reluisant que son nom le laisse penser. La science, notamment la médecine, semble modérément avancée, la technologie présente (armes à feu...) et le développement des arts laissent imaginer une atmosphère de fin XIXe. Mais ces éléments sont diffus, et la violence des rues, la pauvreté ambiante autour des personnages évoquent souvent des images de fantasy médiévale, rappelant bien que la modernité ne profite pas à tous.

On voit évoluer la ville au fil du temps qui passe (parfois de manière un peu hachée) et l’autrice rend parfaitement l’ambiance délétère qui s’abat sur la population. A la colère de la brutale mise en quarantaine succèdent les trafics, marchés noirs, couvre-feux et barricades, famine dans les quartiers pauvres et industrieux, tandis que la bourgeoisie conserve des apparences de quasi normalité. Jusqu’à un point de non-retour, quand l’argent ne nourrit plus, quand on désigne à la vindicte populaires des boucs émissaires, tant par ignorance que par jalousie contre des privilégiés ou des profiteurs. La décadence de la noblesse apparaîtra au grand jour, tant dans des orgies savamment organisées pour contracter le mal que des chasses à l’homme pour se débarrasser des agents trop curieux. La religion, opium du peuple et nouveau masque pour les puissants, sera aussi pointée du doigt. La ville, qui nous avait semblé un joyau des arts et un modèle de proto-industrie, s’enfonce en quelques mois dans une barbarie où l’inhumanité est quotidienne.

Au cœur de ce maelström, Aurélie Wellenstein tisse un trio amoureux plus que surprenant, avec Kazan, Nadja et Feliks. La jeune médecin, devenue une des voix, des « démons » comme il les appelle, dans la tête de Kazan, ne se laisse pas aller : elle résiste, apprend des autres voix, et profite de la saturation mentale du voleur pour l’influer. Elle transparaît dans sa voix, ses gestes, au point que Feliks le remarque et finisse par comprendre ce que son « ami » a fait. Durant une grande partie du roman, c’est un jeu du chat et de la souris : qui sait ce que l’autre a fait, ce que l’autre a compris ? Et quelle sera sa réaction ? Influencé par Nadja, Kazan n’arrive pas à fuir Feliks, et lui révèle des bribes de vérité pour orienter ses recherches. Il en vient parfois même à fantasmer sur lui, quand les souvenirs de Nadja le submergent. En face, Feliks, dévasté par la transformation de Nadja, est heureux de compter sur son ami pour le soutenir dans son deuil, sans rien soupçonner de sa culpabilité. Lorsqu’il réalise celle-ci, la haine s’empare de lui, mais il ne peut tuer Kazan, dans les gestes de qui il revoit son amour. Et tant qu’il y a un espoir de peut-être la sauver...

Si la plupart des romans d’Aurélie Wellenstein ne sont pas tendres, celui-ci s’avère particulièrement violent et rempli de cruauté. Difficile de totalement haïr Kazan, dont le parcours est jalonné de malheurs, enfant rejetté, battu... mais impossible de l’absoudre de ses crimes, de ses mensonges, de ses silences, malgré tous ses actes de repentir sous l’influence (ou pas) de Nadja. La couverture d’Aurélien Police illustre à merveille toute la folie et la douleur qui le taraudent.
La jeune médecin, échaudée à son arrivée par le refus du Klementinum de l’admettre parmi les chercheurs parce qu’elle est une femme, n’hésite guère à mener ses propres travaux, demandant à Kazan un spécimen à trépaner. Absorbée, elle échoue dans l’univers mental du voleur d’esprit, mais ne baisse pas les bras comme les autres voix, et analyse ce lieu et ses règles, n’hésitant pas à bousculer les anciens pour se faire sa place, voire prendre le contrôle, avec certaines conséquences fâcheuses pour leur hôte.
Enfin, Feliks est particulièrement malmené, trahi, rejeté par ses pairs, rendu fou par le chagrin autant que l’espoir.

Avec l’annonce très tôt que le mal se transmet par voie sexuelle (et le changement en coquille par un « simple » baiser), l’autrice fait aussi planer une tension permanente de viol. Kazan se refuse à contaminer d’autres personnes, mais ce n’est qu’à ce prix qu’il peut soustraire un démon à son esprit. Que ce soit de gré ou de force. Même l’aspiration par le baiser, consenti ou non, devient forcément d’une extrême violence, double : au viol s’ajoute la conséquence de la malédiction. Plane aussi l’ombre du viol masculin, tout comme le tabou des relations homosexuelles. Une bagarre entre Kazan et Feliks l’incarne très bien, quand dans la lutte au corps-à-corps, pleine de haine et de violence, l’amour de Nadja vient se superposer à l’esprit de Kazan. La danse des corps prend d’autres accents...

Découvrir, plus tard, que certains ont fait le choix de la contamination volontaire, voire expérimentent en s’auto-contaminant entre eux, jouant aux apprentis sorciers libertins pour assouvir la soif que provoque le pouvoir, achève de nous plonger au plus noir de l’âme humaine. Kazan y perd ce qui ressemblait à sa seule amie.

La conclusion est cataclysmique, sur fond de guerre civile et d’émeute, de frénésie religieuse et de délire apocalyptique, laissant nos trois protagonistes ballottés par la fureur qui s’empare de leur univers. Paradoxalement, au bord du gouffre et de la mort, ils n’en sont que plus proches, dans une ultime bulle dans laquelle l’autrice céderait presque à ce qui pourrait le plus ressembler à une fin heureuse, nous autorisant enfin à souffler.

Plus dense, violent et crépusculaire que ses ouvrages précédents, « Yardam » nous montre qu’Aurélie Wellenstein ne cesse de repousser ses propres limites, emportant ses personnages torturés au-delà des leurs. C’est un plaisir de la voir s’emparer à chaque fois d’une nouvelle époque, une nouvelle culture, et d’y plonger ses héros marginaux, rejetés, se raccrochant à un faible espoir pour ne pas baisser les bras et succomber aux ténèbres. Chaque fois, l’espoir est plus mince, les ténèbres plus sombres. Et chaque fois, c’est une claque de lecture, au point qu’on en redemande.


Titre : Yardam
Auteur : Aurélie Wellenstein
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Scrineo
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 478
Format (en cm) :
Dépôt légal : mars 2020
ISBN : 9782367408637
Prix : 20 €



Nicolas Soffray
19 janvier 2023


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