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Monde caché (Le)
Merlin Sheldrake
Pocket, n°18683, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), document, 570 pages, novembre 2022, 9 €

« Les méthodes utilisées par les fungi pour chasser les nématodes sont diverses et atroces » : une phrase tirée d’un récit de Lovecraft ? « Imaginez que vous puissiez passer par deux portes en même temps. C’est inconcevable, et pourtant les fungi le font constamment » : un récit de science-fiction dans le monde quantique ? Un château anglais dans lequel une créature se développe à partir d’un plancher pourri et commence à envahir la bâtisse, établissant une expansion de huit mètres de long à travers les murs et faisant irruption loin de là dans un four : un récit d’horreur gothique ? Tremblez, tout cela est bel et bien réel. Et ce n’est que le début des horreurs et des merveilles mentionnées dans « Le Monde caché : comment les champignons façonnent notre monde et influencent nos vies » de Merlin Sheldrake.



Si une telle introduction n’a pas suffi à convaincre, abordons le cas du fungus Ophiocordyceps. Ce champignon infecte le corps d’une fourmi, traversant ses cavités corporelles de la tête aux pattes, allant jusqu’à représenter quarante pour cent de sa biomasse. Il enserre les fibres musculaires de la fourmi et coordonne leur activité via un réseau mycélien interconnecté, poussant l’insecte à quitter la sécurité de son nid et à aller s’exposer au sommet de la plante la plus proche, puis à suivre le rituel de l’« étreinte de la mort », c’est-à-dire à fixer solidement ses mandibules sur la nervure centrale d’une feuille. Le fungus digère ensuite le corps de la fourmi de l’intérieur et fait pousser une tige qui sort par la tête de l’hôte. L’ensemble est alors à l’altitude idéale pour disséminer ses spores en contrebas, ou pour être dévoré par un oiseau qui participera à cette dissémination. Difficile de dire jusqu’à quand on a eu affaire à une fourmi atteinte de la « maladie du sommet » et à partir de quand il ne s’agit plus que d’un « fongus en habit de fourmi », pour reprendre l’élégante formule du scientifique David Hughes. Le fongus Entomophtera fait de même avec les mouches, mais celles-ci n’ayant pas de mandibules pour se fixer dans les hauteurs, le fongus secrète une glu qui les colle au sommet des plantes avant de les digérer et de faire pousser son expansion à spores. Diabolique ? Il y a mieux : à la différence d’Ophiocordyceps, qui semble contrôler exclusivement l’appareil moteur de la fourmi, Entomophtera semble agir sur le cerveau de la mouche, non pas directement mais par l’intermédiaire d’un virus. D’autres champignons influent sur le comportement de leurs hôtes par l’effet de substances psychoactives. C’est le cas de Massospora, qui parasite l’arrière-train des cigales et le détruit progressivement tout en produisant de la cathinone, une amphétamine proche des drogues dites « récréatives ». Le champignon rend les cigales mourantes hyperactives, les transformant en “salières volantes de la mort”, cigales-zombie devenues aéronefs d’épandage et disséminant partout les spores. Devant de tels exemples, il sera bien difficile, pour les amateurs de littérature de genre, de ne pas penser à certains classiques comme les « Body snatchers » de Jack Finney.


« Nous nous tenons à l’entrée d’un des plus anciens labyrinthes du vivant. »

Borges disait que la zoologie des songes est inférieure à la zoologie de Dieu. En découvrant le contenu de cet ouvrage, on serait tenté d’écrire que la mycologie des songes demeure inférieure à la mycologie du réel. En lisant Merlin Sheldrake, impossible de ne pas céder à la fascination pour les fungus, ou champignons, dont le nombre d’espèces est évalué à entre deux et quatre millions, mais dont une infime partie seulement a été étudiée ou décrite. Deux et quatre millions, mais bien plus encore, car il faut considérer également les lichens, espèces composées de fusions symbiotiques entre algues et champignons. Une symbiose que la communauté scientifique (et parmi elle Beatrix Potter, une mycologue qui s’illustra aussi en écrivant des contes pour enfants) peina à admettre à la fin du dix-neuvième siècle. Le lecteur en veut-il toujours plus ? Au cours de la dernière décennie, les travaux de Toby Spribille ont fait voler en éclats la règle voulant qu’un lichen soit constitué d’un seul champignon et d’une seule algue : la réalité est bien plus complexe, avec des super-organismes faits de l’association de nombreux partenaires (autres fongus, bactéries, virus...). Mais le lecteur qui a lu « Pasteur à la plage » de Maxime Schwartz et Annick Perrot ne s’en étonnera peut-être pas outre mesure, car il sait qu’en tant qu’être humain il est lui-même un holobionte.

« Le mycélium de certaines espèces fongiques forme des « ronds de sorcière » qui s’étendent sur des centaines de mètres, peuvent vivre des centaines d’années et donnent naissance, sans que l’on sache comment, à un cercle de champignons qui poussent tous de manière synchronisée. »

Le fongus, donc, le champignon capable de capturer des vers à l’aide de lacets, de filets, de crochets. Le champignon d’une force herculéenne capable tout autant que les mauvaises herbes de mettre à mal un revêtement de bitume : l’auteur cite une espèce qui, de la taille d’une main, est capable de soulever un autobus de huit tonnes. Le champignon Armillaria qui est capable d’établir des réseaux mycéliens de plusieurs kilomètres et de vivre des milliers d’années. Un champignon doté d’une intelligence échappant elle-même à l’entendement humain, une intelligence décentralisée capable (tout comme le blob, qui, malgré des points communs, ne fait pas partie des champignons) de résoudre des problèmes variés, notamment topographiques, à tel point que des ordinateurs fongiques (tout comme les ordinateurs à ADN dont on parle depuis longtemps) deviennent concevables. Une intelligence purement en réseau, dépourvue d’organe de pensée, qui est le sujet de chapitres fascinants.

«  La racine latine du mot extravagant signifie “qui s’aventure en dehors du corps ou au-delà”. Il s’agit là d’un bon mot pour décrire le mycélium, qui n’a de cesse de s’aventurer au-dehors ou au-delà des limites de son corps, dont aucune n’est prédéfinie comme le sont celles de la plupart des animaux. Le mycélium est un corps sans plan d’organisation. »

D’autres surprises ? Des champignons qui résistent à douze mille fois la dose de radiations mortelle pour l’espèce humaine. D’autres qui pourraient être utilisés comme capteurs environnementaux et affiner nos connaissances des écosystèmes. Des lichens erratiques ou vagabonds au gré des vents qui ne se fixent sur rien en particulier. Des fungi bioluminescents, connus sous le nom de Foxfire, à l’aide desquels Benjamin Franklin proposa d’éclairer la boussole et la jauge du premier sous-marin américain, le Turtle, développé en 1775. Des bocaux emplis de Panellus sipticus à la lumière desquels il est possible de lire. La capacité de nourrir des « plantes fantômes » dépourvues de capacité de photosynthèse. Des champignons contenant des opsines, molécules que l’on retrouve dans la rétine des animaux, et qui sont capables de « voir » la lumière, certains étant sensibles à des intensités lumineuses aussi faibles que celle d’une seule étoile. On n’en finirait pas de lister les singularités présentées par Merlin Sheldrake dans cet épais volume.

« Le mycélium est un tissu écologique de connexion, une couture vivante qui relie la quasi-totalité du monde. »

Nous en avions abondamment parlé dans notre chronique de l’ouvrage autobiographique de la botaniste Suzanne Simard, « À la recherche de l’arbre-mère » : le Wood Wild Web, ce réseau mycorhizien (des champignons filamenteux) qui unit les arbres de manière souterraine et leur permet d’échanger informations et nutriments a contribué, tout comme les découvertes d’autres organismes symbiotiques, à mettre à mal l’exclusivité de la théorie du « struggle for life » et à considérer la coopération entre espèces comme une particularité du vivant. Merlin Sheldrake, qui mentionne à plusieurs reprises les travaux de Simard, développe longuement ces aspects.

S’il s’intéresse avant tout aux développements scientifiques, Merlin Sheldrake ne délaisse pas les aspects humains, sociologiques et ethnographiques avec une longue et fascinante partie consacrée à l’histoire de ces champignons hallucinogènes que les conquistadors nommèrent au quinzième siècle la « Chair des Dieux », des champignons utilisés depuis bien avant leur venue et dont l’usage et la culture culminèrent de façon marquante durant les années psychédéliques nord-américaines. Merlin Sheldrake ne délaisse pas non plus la gastronomie, avec ses à-côtés comme les mille et une difficultés de la culture truffière ou les subtilités de la chasse aux chiens truffiers.

Des dizaines de notes de bas de pages érudites (que le lecteur peut très bien décider de passer, mais sans doute aurait-il tort, car on y trouve aussi des informations amusantes, par exemple le fait que le microbiologiste et historien des sciences Milton Wainwrigh ait écrit qu’Alexander Fleming, découvreur de la pénicilline “avait la réputation d’être cinglé et de faire des trucs idiots, comme dessiner des portraits de la reine à l’aide de cultures de bactéries dans les boîtes de Petri ”), près de cent pages d’index et de références en fin de volume : ce « Monde caché » pourrait au premier regard sembler ardu et dissuader les non scientifiques. On aurait pourtant tort de s’en détourner : le vocabulaire dans l’ensemble simple et la clarté des explications le mettent à portée de tous. Mieux encore : on ne saurait trop recommander la lecture de ce « Monde caché », qui est un bon exemple de ce que la vulgarisation scientifique peut faire de mieux. En suscitant l’émerveillement et l’enthousiasme, Merlin « l’enchanteur » Sheldrake emporte le lecteur dans une odyssée passionnante. _______________________________________________________________________

Titre : Le Monde caché (Entangled Life, 2020)
Auteur : Merlin Sheldrake
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Simon Jolibois
Couverture : Augustin Manarache / Ernest Haeckel
Éditeur : Pocket (édition originale : First éditions, 2021)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 18683
Pages : 570
Format (en cm) : 11 x 17,7
Dépôt légal : novembre 2022
ISBN : 9782266326124
Prix : 9 €



Un peu de sciences sur la Yozone :

- « À la recherche de l’arbre-mère » de Suzanne Simard
- « Pasteur à la plage » de Maxime Schwartz et Annick Perrot
- « Schrödinger à la plage » de Charles Antoine
- « Comment pensent les animaux » de Loïc Bollache
- « Éloquence de la sardine » par Bill François
- « Fascinantes araignées » par Christine Rollard
- « Biomimétisme » par Jean-Philippe Camborde
- « Le Théorème du parapluie » par Mickaël Launay
- « Lettres à Alan Turing », collectif
- « Intelligence artificielle : La plus grande mutation de l’histoire » par Kai-Fu Lee
- « L’intelligence artificielle n’existe pas » de Luc Julia
- « Mon odyssée dans l’espace » par Scott Kelly
- « Chroniques de l’espace » par Jean-Pierre Luminet
- « Mojave épiphanie » par Ewan Chardronnet (dans notre sélection Noël 2017)
- « Chasseur d’aurores » par Jean Lilensten



Hilaire Alrune
3 décembre 2022


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