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Eblouis par la Nuit
Jakub Zulczyk
Rivages, Noir, roman traduit du polonais (Pologne), roman noir, 524 pages, mars 2021, 23,50€

Jacek est dealer à Varsovie. Sa clientèle est à la hauteur de la qualité de son produit, et il passe ses nuits, au volant d’une coûteuse mais discrète voiture, entre villas, penthouses et hauts lieux de la fête. Parfois, pour Piotr, son grossiste, il accompagne quelques hommes de main pour convaincre des mauvais payeurs.
A l’approche de Noël, Jacek, qui s’efforce de couper les ponts avec sa famille, efface consciencieusement toute trace de lui, se fait ombre dans cette ville pourrie qu’il voit s’effondrer, Jacek a décidé de s’accorder des vacances, en Argentine, loin du bruit et de tous ces gens. Peut-être avec Pazina, sa seule « amie », si elle en a envie.
Le vol est dans une semaine.
La pire semaine de sa vie, mis il ne le sait pas encore.



Jakub Zulczyk est romancier, journaliste et scénariste. Il a d’ailleurs signé l’adaptation de ce roman pour HBO. Notons au passage que là où l’anglais rend correctement le titre polonais par Blinded by the lights, l’édition française s’en écarte subtilement.

Jacek est un dealer de cocaïne. Nous allons le voir sombrer, en narration interne, au fil de cette semaine maudite et ces 500 pages. Ancien étudiant des Beaux-Arts, peu talentueux, il a trouvé là un moyen de gagner sa vie et quitter sa campagne. On le découvre froid, presque déshumanisé, simplement vacciné contre la violence ordinaire par tout ce qu’il a vu de cette ville, depuis le temps qu’il vit et fait ses affaires la nuit. Les premiers jours sont l’occasion de suivre sa tournée, découvrir sa clientèle, les sentiments qu’il a pour certains, du respect ou du dégoût. Mais fidèle au rôle d’ombre qu’il s’est choisi, il ne noue pas de relation. Il emmagasine des informations, optimise sa connaissance des besoins, gère son business comme un pro.
Mais il n’est pas exempt de sentiments ni de failles. La plus grosse s’appelle Beata, une jeune étudiante, mannequin, escorte, dont il est tombé épidermiquement dingue. Il a fallu arrêté. Mais elle est son talon d’Achille, et la recroiser en soirée est douloureux.
Enfin, Jacek a une règle : on ne violente pas les femmes. On apprendra, en fin d’ouvrage, que son père battait sa mère. Mais ce code personnel le conduit à quelques incartades, qui pourrait passer pour de la noblesse. Car dans les premiers jours, à le voir cacher la compagne enceinte d’un camé à qui l’Oncle et Basané, deux nervis, casse les genoux, ou éloigner les escortes du bureau de Nabot, gérant d’un night-club, avant de lui annoncer que son ardoise est pleine, on le trouverait chevaleresque.
Et c’est là où l’auteur réussit son coup : nous rendre empathique de son dealer, un type froid et cynique, au bout du rouleau, adepte du contrôle absolu. Par de petites facettes, au milieu d’une faune violente, désespérée, hors de contrôle, Jacek semble un roc, à peine léché par les vagues de crasse qui noient Varsovie soir après soir.

Une semaine avant les vacances. Une semaine de Noël où Varsovie est toujours plus froide, plus boueuse, plus sombre, hantée par une lie qui touche, lui semble-t-il davantage encore l’aristocratie bourgeoise qu’il fournit. Une semaine émaillée de dysfonctionnements : l’Oncle lui demande de garder un sac de came saisi sur un mauvais payeur, il recroise Beata, un journaliste star et gros client fauche une mère et sa gamine. Enfin, en allant faire du stock chez Piotr, son débonnaire grossiste, il rencontre Dario, un mafieux juste sorti de prison, qu’il identifie comme fou dangereux. Tous ces gens vont jouer un rôle, de près ou de loin, dans sa chute qui semble très vite inexorable.

Lorsqu’on cambriole son appartement secret pour y dérober sa réserve de cash, et le fameux sac, son trésor de guerre, Jacek réalise qu’il y a une faille dans la quasi-invisibilité qu’il a tissée autour de lui. Les choses lui échappent. Il doit reprendre le contrôle, trouver la taupe. Sans la moindre pitié, il se lance dans une spirale destructrice, dilapidant ce qui lui reste pour retrouver son magot durement acquis, et surtout la marchandise qui ne lui appartenait pas. On pourrait y voir une belle parabole : « ne rendez jamais service » !
Et dans cette spirale, tous les éléments sur lesquels Jacek pensait avoir contrôle et autorité s’effondrent sur lui, dans une cascade presque comique et une synchronicité encore plus satisfaisante qu’un effet domino. Il voit les gens lui claquer la porte au nez, ou pire prendre leur revanche. Lui qui se savait petit rouage dans des trafics à une plus grande échelle se découvre sacrifiable, sacrifié, voit ses méthodes retournées contre lui, jusque dans un finale dramatique à l’acmé de la tension. Mais le pire, c’est qu’il aura dû abandonné derrière lui ses principes, happé par une mécanique propre à le broyer, qu’il aura participer à mettre en branle.

C’est très noir, très cru, violent et sans concessions. Sans atteindre les extrêmes des « Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod » de Christophe Siébert, qui dépeignent une Europe de l’Est ultra-violente, on est très bien immergé dans cette atmosphère criminelle, où l’humain, quand il sort la tête de l’eau, n’est vu que comme faiblesse, dans ses bontés, rares, comme dans ses nombreux excès. L’auteur brosse aussi un tableau très noir de la capitale polonaise, entre la jeunesse dorée droguée jusqu’aux yeux, son aristocratie bouffie de pouvoir et d’abus, et son peuple asphyxié, confit dans les odeurs de chou, d’alcool bon marché et de drogues bas de gamme. Rares sont les spécimens qui peuvent trouver un peu de grâce à nos yeux, et à celui du narrateur, pas même lui.

Une lecture totalement addictive, servie par une écriture très immersive, des dialogues tranchants comme des rasoirs, et un personnage pétri de contraintes qu’on adore détester (ou le contraire).


Titre : Éblouis par la nuit (Slepnac od swiatel, 2014)
Auteur : Jakub Zulczyk
Traduction du polonais (Pologne) : Kamil Barbarski
Couverture : Igor Madjinca / Stocksy
Éditeur : Rivages
Collection : Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 524
Format (en cm) :
Dépôt légal : mars 2021
ISBN : 9782743652920
Prix : 23,50 €


Quelques scories de relecture, minimes sur 500 pages, mais qui sautent aux yeux...


Nicolas Soffray
11 septembre 2022


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