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Dr Bloodmoney
Philip K. Dick
J’ai Lu, n° 563, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 316 pages, avril 2022, 8,20 €


Publié en 1965, « Dr Bloodmoney  », dont l’action débute en 1981, apparaît comme le reflet de la grande peur de la guerre nucléaire, qui à l’époque était particulièrement prégnante. Une apocalypse nucléaire dont on ne connaîtra jamais les tenants ni les aboutissants et précédée par un accident du même type dont on ne saura pas non plus grand-chose, si ce n’est qu’il est sans doute à l’origine de mutations ponctuelles. Par exemple, ce phocomèle doté de pouvoirs particuliers, qu’il utilise dans le domaine de la réparation de vieux téléviseurs. Dès les premiers chapitres, le ton est donné : l’humanité, se découvrant des pouvoirs nouveaux, les gaspille à des tâches infiniment prosaïques. Tâches prosaïque qui bientôt vont se multiplier à souhait car les bombes atomiques se mettent à pleuvoir, et ceux qui resteront dans les zones relativement épargnées seront fortement occupés à se débrouiller avec les moyens du bord, à récupérer ici et là biens et matériaux, à assurer leur propre subsistance et à remettre en état de fonctionnement ce que l’on peut encore espérer voir fonctionner.

« De l’autre côté de la baie j’ai vu une chose que je n’avais encore jamais vue. Une bête volante comme une chauve-souris, mais ce n’en était pas une. Cela ressemblait davantage à une belette, très maigre et longue, avec une grosse tête. Ils leur ont donné le nom de Curieux, parce que ces animaux sont toujours à se glisser le long des fenêtres pour regarder à l’intérieur. »

On suit donc les trajectoires de plusieurs personnages. Stuart McConchie, un Noir recherchant des petits boulots, Hoppie Harrington, le réparateur phocomèle, Seldon Blaine, alias « l’homme aux lunettes », originaire de Bolinas, Bluthgeld, le savant qui s’est renommé « Mister Tree » (notons qu’à une lettre près Bluthgeld est la version allemande de l’américain « Bloodmoney »), le docteur Stockstill, le psychiatre, Edie Keller, une petite fille qui dit entendre une voix dans son corps, et une poignée d’autres personnages que l’on retrouvera dans la bourgade de West Marin, où ils essayent tant bien que mal de recréer la vie d’avant. Mais, dans le monde d’après, rien n’est facile. Tout manque, à commencer par les médicaments, et les petites choses qui faisaient le sel de la vie, comme le tabac et l’alcool, ont disparu. La nourriture manque à tel point qu’un petit hebdomadaire encore en activité publie régulièrement des recettes à base de chien, et qu’il n’est pas rare de se faire voler son cheval et de le retrouver découpé en morceaux. La vie n’est pas simple dans un monde peuplé non seulement d’animaux rendus intelligents par les retombées radioactives, mais aussi de « monstrucs », des humains dotés de pouvoirs particuliers. Pour donner un peu de baume au cœur des survivants, reste une unique émission de radio, celle animée par Dangerfield, un astronaute qui devait partir pour la planète Mars mais dont la première phase du vol, concomitante aux explosions nucléaires, s’est transformée en orbite perpétuelle autour de la Terre.

« Certains soutenaient l’hypothèse qu’au cours des années d’après-guerre les chats avaient acquis un langage. La nuit, les gens les entendaient miauler entre eux dans le noir, par succession de sons rauques qui ne ressemblaient en rien aux bruits qu’ils faisaient avant. »

Science-fiction prosaïque mais imaginative, post-apocalypse déviante, roman hanté par la folie des hommes et par la menace trouble de l’intelligence animale, « Dr Bloodmoney » apparaît comme un roman atypique de Philip K. Dick. S’il parvient à happer le lecteur, c’est par son inventivité et par une certaine touche de roman à suspense, le récit croissant en intensité dans les derniers chapitres avec la lutte entre d’une part Eddie Keller et son frère jumeau imaginaire (mais peut-être pas si imaginaire que cela, peut-être un de ces jumeaux « phagocytés » avant la naissance et dont la relique anatomique subsiste dans la cavité abdominale du survivant), lequel s’avère capable d’entendre les morts et de restituer leur parole, et d’autre part Hoppie Harrington, le phocomèle aux pouvoirs sans cesse croissants. Des chapitres finaux marquants qui répondent tout aussi bien aux codes du récit fantastique ou même du récit d’horreur qu’à ceux de la science-fiction.

« Bien sûr, à présent, on en rencontrait beaucoup des phocomèles, et presque tous sur leurs phocomobiles. Ce qui le choquait le plus, c’était la vue des symbiotes déambulant dans les rues, plusieurs personnes fondues ensemble par un point quelconque de leur anatomie et partageant leurs organes. »

« Dr Bloodmoney  », c’est donc un futur proche où la folie des hommes est devenue réalité, et où, selon une méthode chère à l’auteur, la folie peut s’exprimer sous forme de manifestations physiques dans la monde réel. Folie de l’espèce qui en rendant réelles ses pires prédictions a déclenché sur la planète le feu nucléaire. Folie du scientifique endossant peu à peu le rôle classique du savant fou et sombrant dans une paranoïa d’envergure. Folie de la nymphomane de base dont l’hystérie et la psychose larvées viennent étayer ce dernier dans sa démence. Folie du phocomèle basculant dans un délire mégalomaniaque et dans l’exercice inconsidéré de la violence catalysés – le pouvoir rendant fou – par l’accroissement de ses aptitudes psychokinétiques. Folie rampante, enfin, de l’explorateur des étoiles condamné à tourner en orbite autour de la terre, encore et encore, comme une idée fixe, en perdant peu à peu l’esprit, transformant peu à peu ses émissions radio en confessions hypocondriaques, puis en immenses séances de psychanalyse orbitale.

« J’avais un rat domestique qui vivait sous les pilotis avec moi. Il était malin. Il jouait de la flûte. Je lui avais fabriqué une petite flûte en bois, il en jouait avec le nez. C’était une flûte nasale asiatique, comme ils en ont aux Indes. J’ai essayé de lui faire jour la Chaconne de ré de Bach. »

Mais ce monde futur qui entre rêve et cauchemar permet la réalisation de toutes les folies, de toutes les fictions – ainsi de l’ami imaginaire, du frère rêvé qui parle dans l’esprit de la fillette et qui peu à peu prend corps – on pourra aussi le considérer comme celui de la bricole, de la débrouille, celui du ras de terre, et même, à ce niveau, comme celui du rat proprement dit. Car, depuis avant l’apocalypse, avec la prédiction du phocomèle voyant Stuart McConchie dévorer un rat cru, jusqu’aux deux rongeurs semi-intelligents de la fin qui traqués par un artefact technologique s’enfuient en traînant derrière eux un minuscule chariot empli d’objets, symbole évident d’une humanité retournée en arrière et sans cesse menacée par le destin qu’elle s’est construite avec sa propre technologie, en passant par l’animal indéfinissable tapi dans son terrier, par les rongeurs volants à la chair toxique issus de la métamorphose des écureuils des parcs publics, ou encore par le rat joueur de flûte qui n’est pas sans évoquer le rat musicien de Hamelin emmenant les humains à leur perte, les rongeurs, comme obsessionnellement, comme en sourdine, reviennent tout au long du récit.

Voilà, sans doute, pourquoi cet atypique roman de Philip K. Dick apparaît, malgré son imaginaire, avant tout prosaïque et très proche d’un roman de littérature générale. Ce que décrit Philip K. Dick, c’est une humanité enfermée dans le carcan de ses désirs, de ses folies et de ses peurs, une humanité sans grandeur qui s’est bâtie un avenir à l’image de sa médiocrité, une humanité condamnée – à l’image de cet animal rusé et intelligent qu’est le rat, et qui peut-être deviendra l’espèce dominante de ce monde – à ramper et courir au niveau du sol, une espèce humaine qui a manqué une occasion sans doute unique et qui, s’évertuant à gâcher ses nouveaux pouvoirs, ne sera jamais réellement capable de s’élever très haut. Une humanité qui au lieu de partir vers les étoiles s’est atomisée et a transformé son émissaire stellaire en vulgaire animateur radio, et ce faisant s’est figée à jamais en un dialogue stérile avec elle-même, ressassant musique et littérature comme on regarde s’effacer les ors déjà ternis d’une grandeur passée.


Titre : Dr Bloodmoney (Dr Bloodmoney, 1965)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Bruno Martin
Couverture : Studio J’ai Lu AkuMimpi d’après Shutterstock / Svekloïd / Tassia_K/
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : [Opta], 1970)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 563
Pages : 316
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : avril 2022
ISBN : 9782290365229
Prix : 8,20 €



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Hilaire Alrune
27 juin 2022


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