Accompagné de son épouse, Ted Barton décide au cours d’un voyage du côté des Appalaches, de repasser par Millgate, la petite ville de son enfance. Il reconnaît à la perfection le paysage, la route, une vieille ferme au bord d’un chemin… mais pas du tout la bourgade. Qu’elle ait considérablement changé en l’espace de dix-huit années, il s’y attendait. Mais elle n’a pas seulement changé. Elle n’a plus rien à voir avec celle dont il se souvient. Plus une seule rue ne correspond. C’est comme si elle avait été remplacée par une autre ville, tout simplement.
« Ce truc est tombé sur Millgate comme du brouillard ! Un simple brouillard épais qui s’infiltre par les fenêtres, sous les portes. Il a détruit cette ville. Ces gens-là sont des imitations. Les vrais ont disparu. Tout a été balayé en une nuit. »
En quelques phrases, Dick brosse ici une montagne, là une bourgade paisible, plus loin une boutique vieille de plusieurs décennies. Une petite ville typiquement américaine, quelques milliers d’habitant tout au plus, une ambiance presque rurale, des souvenirs d’enfance : on se croirait presque, pour rester dans le genre et à la même époque – car ce « Pantins Cosmiques » a été écrit en 1957 – dans un roman de Clifford D. Simak. Mais tout cela est bien trop agréable et bien trop tranquille pour être honnête. Le thème de la petite ville isolée, trop conforme aux clichés pour ne pas dissimuler quelque vérité effrayante, fonctionne toujours, comme l’a montré récemment encore Robert Jackson Bennett avec « American Elsewhere ». Si avec Dick l’étrangeté n’apparaît pas par toutes petites touches, si le « quelque chose » qui ne colle pas est d’emblée massif, si le lecteur comprend rapidement qu’il y a bien plus qu’anguille sous roche, l’ambiance est bel et bien présente, l’étrangeté se manifeste jusque dans la pension de famille dans laquelle Barton s’installe avec l’idée de venir à bout du mystère, et le constat presque attendu que la petite ville de Millgate, dans laquelle on n’arrive pas tout à fait par hasard, multiplie comme à dessein les artifices qui empêchent de s’en échapper.
« Je suis capable d’arrêter le temps, dit-il enfin. Pas beaucoup – peut-être quatre heures. Un de ces jours, ce sera une journée entière. Qu’est-ce que vous dites de ça ? »
Un inquiétant gamin qui semble en savoir beaucoup mais cherche surtout à tirer les vers du nez de Barton, des enfants capables de modeler des golems de glaise, de mystérieuses apparitions capables de traverser les murs, et que les habitants de cette bourgade semblent considérer comme relevant d’un phénomène entièrement naturel : certains éléments sont constatés par Barton, d’autres lui échappent et ne sont révélés qu’au lecteur par le narrateur omniscient. Fermement décidé à mener l’enquête, à élucider cet impensable mystère, Barton s’obstine. Que son épouse s’apprête à le quitter en raison de cette subite obsession, peu lui chaut : il ira jusqu’au bout.
« La silhouette s’élevait tout autour de lui. Barton ne la voyait pas vraiment. C’était pourtant une vague sensation, rien de plus. Elle s’enracinait dans les rochers, les champs, dans l’enchevêtrement des ronces et des taillis, pour incorporer les montagnes, tout un pan de la vallée, le ciel et les nuages dans la forme hiératique de son corps gigantesque. Mais il n’émettait pas la moindre lumière. Sa tête restait cachée, tout comme ses véritables dimensions. Barton fut parcouru d’un frisson glacé. Une intuition aiguë s’imposait à lui comme une hantise. Ce n’était pas le soleil qui couronnait le colosse, mais autre chose. »
Si Dick, lorsqu’il écrit « Les Pantins cosmiques », en est encore au tout début de sa carrière de romancier, s’il se cherche encore dans la construction de la forme longue, on peut dire qu’il est déjà, sous une forme presque accomplie, entièrement présent. Le point central du récit, les chapitres sept et huit de ce roman qui en comprend quinze, sont éminemment, totalement, jubilatoirement dickiens. Quand Barton – en compagnie d’un vieil alcoolique qui semble être le seul habitant de Millgate à se souvenir de quelque chose, à émettre des doutes sur la nature du réel, à soutenir l’hypothèse d’un remplacement des êtres et des choses – s’acharne à faire réapparaître la véritable nature des objets dissimulés sous le voile trompeur de l’illusion, on entre de plain-pied dans ce « weird » totalement dickien qui accompagnera l’auteur d’un bout à l’autre de sa carrière.
« La lutte qu’ils se livrent ici n’est qu’une partie infime, une fraction infinitésimale du conflit qui les oppose. Partout, dans tout l’univers. C’est pourquoi l’univers existe. Pour offrir un cadre à leur rivalité. »
Si l’on trouve, au cœur de ce « Pantins cosmiques », un véritable concentré de l’essence dickienne, avec simulacres, réalités truquées et mémoires factices, la seconde partie, avec des scènes horrifiques dignes d’un « pulp » de l’époque, mais qui semblent issues d’un autre registre – araignées, insectes et serpents – , convainc peut-être un peu moins, mais accumule suffisamment de péripéties pour tenir le lecteur en haleine. Et Dick revient à grands pas avec ce jeu entre deux réalités qui se révèle épiphénomène de l’affrontement éternel, cosmique, entre deux entités divines, Ahriman le Destructeur et Ormadz le bâtisseur, divinités issues du zoroastrisme qui montrent l’intérêt précoce de Dick pour la métaphysique et les théogonies qui seront au tout premier plan de ses écrits sur la fin de la carrière. Un affrontement entre deux principes antithétiques que l’on pourra voir comme l’éternelle opposition entre le bien et le mal, la lutte perpétuelle entre le réel que l’on se souhaite pas voir et les illusions dans lesquelles on se complaît, la dualité du Yin et du Yang qui apparaîtra de manière flagrante à travers le Yi-king du « Maître du Haut-Château », ou comme l’opposition ou le complément d’autres dualités encore.
« Et il s’était retrouvé emporté dans la parabole divine. Emporté comme un fétu de paille dans le sillage de son ascension. »
Si ce « Pantins cosmiques », qui compte parmi les tout premiers romans de Philip K. Dick, n’apparaît pas aussi homogène ni aussi abouti que des œuvres ultérieures comme « Ubik » ou « Le Dieu venu du Centaure », il apparaît néanmoins fondamentalement dickien, et, en ce sens, ne pourra qu’être apprécié par les amateurs de Philip K. Dick. À la fois dense et rapidement lu – un peu moins de deux cents pages – ce roman dans lequel il apparaît que nous sommes le jouet de nos illusions, mais aussi de puissances cosmiques qui nous dépassent, apparaît comme un jalon capital dans l’œuvre de Philip K. Dick.
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Titre : Les Pantins cosmiques (The Cosmic Puppets, 1957)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jean-Luc Estèbe
Couverture : Studio J’ai Lu AkuMimpi d’après Shutterstock / MojOjO / Pictrider
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Presses de la Cité, 1984)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 10567
Pages : 187
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : mars 2022
ISBN : 9782290365397
Prix : 6,60 €
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