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Cadavre Exquis
Agustina Bazterrica
J’ai Lu, roman (Argentine), dystopie cannibale, 279 pages, mai 2021, 7,40€

Futur proche. Un virus a tué tous les animaux, aussi a-t-on cré un nouveau bétail, une sous-race humaine.
Marcos travaille dans un abattoir. Il gère les fournisseurs, contrôle les élevages, accueille les stagiaires, parfois la presse... Il ne va pas bien, sa femme l’a quitté après une fausse couche, et surtout, il abhorre le monde tel qu’il est devenu. Il ne supporte plus cette hypocrisie d’utiliser le vocabulaire qu’on employait pour parler de moutons ou de vaches, du temps de son père, pour des êtres si semblables à nous.
Un jour, ni mieux ni pire qu’un autre, un éleveur veut s’attirer ses bonnes grâces et lui fait livrer une génisse pure race. Et Marcos va s’engager sur une pente impossible à remonter...



Le roman d’Agustina Bazterrica est proprement terrifiant. Si vous êtes encore carnivore, il ébranlera profondément vos certitudes. Je l’ai lu il y a maintenant quelques mois, j’ai préféré laissé reposer mes idées, mais force de le constater : il me hante encore avec la même force, celle qu’on devine qu’elle ne s’érodera pas de sitôt.

Le point de départ n’est pas si improbable : sous la pression des lobbys de la viande, des industriels de l’agro-alimentaire, on convertit la chaine de production, on élève un nouveau bétail qu’on s’acharne à faire sembler totalement différent de nous. Malgré leur nudité, leurs marquages, leur toison tondue et leur incapacité à articuler des sons, Marcos ne peut s’empêcher de les voir comme des humains, de lire dans leur regard une étincelle. Quand bien même ses collègues de l’abattoir doivent faire abstraction au moment du coup de grâce... ceux de la découpe traiter cette viande comme une autre. Nous, lecteurs, malgré une narration externe la plus neutre possible, nous ne pouvons, bien sûr, nous empêcher de voir, comme Marcos, au-delà de ses mots de boucherie.

En suivant Marcos dans sa tournée, on découvre en quelques chapitres les différentes phases du circuit, et leurs acteurs. Il fréquente une bouchère nymphomane, sorte d’exutoire à ses problèmes de couple, mais dont les fantasmes le dégoûtent. Il voit de temps à autre sa sœur et ses deux demeurés de neveux, purs produits de la lobotomisation sociale par la consommation, la publicité et le paraître.

Au milieu de cette humanité qui fonce à sa perte, ayant sauté le pas du cannibalisme officiel bien plus fort que dans « Soleil Vert », Marcos cherche quelques îlots de bonheur, dans les souvenirs de son enfance, avec son père, qui vient de mourir, et ses chiens. Et quand, dans un zoo abandonné, il en trouve une portée, miraculeusement échappée, il réalise que le virus est un mensonge, et qu’il reste de l’espoir. Si le monde étaient moins cruel...

Le milieu du roman marque un point de bascule, Marcos est émotionnellement à bout, et tout autour concourt à lui offrir une solution qui lui causera bien plus de problèmes. Cela se termine sur cette ligne : « Ce qu’il a envie de faire est interdit. Mais il le fait. »

Et si la seconde moitié démarre sur un rayon de soleil, on aura deviné tous les obstacles qui vont se dresser sur sa route. Leur route. Mais Marcos fait partie du système, il connaît des gens, il sait comment contourner certains contrôles. C’est une course contre l’inéluctable, mais il la court quand même. L’autrice nous installe même une épée de Damoclès supplémentaire lorsqu’il doit se rendre chez un riche excentrique, qui, à l’image du Comte Zaroff, organise des chasses à l’homme, et lui réclame des « femelles gestantes », car elles seraient un gibier « plus combatif ». L’horreur nous submerge par anticipation. Et pourtant, l’autrice saura nous surprendre encore, jusqu’à la dernière ligne, réellement, réussissant par deux fois à faire monter un suspense haletant jusqu’à un climax de toute beauté.

Je m’efforce de vous en dire le moins possible, car chaque court chapitre est une explosion d’émotions, nées autant de la fiction qu’on découvre que de la remise en question de notre propre comportement alimentaire actuel. C’est le genre de roman qui reste gravé profondément en nous. Mais si on peut y lire un manifeste antispéciste, la fiction vient bien au-delà, avec toutes les questions qu’elle soulève sur l’aspect sociétal de la consommation de ce produit, et notre relation aux autres espèces. Bien sûr, la plus haïssable de toutes, c’est bien sûr la nôtre, qui a détruit les autres, s’entre-dévore, torture, violente, se complait dans la souffrance. Sur ce dernier point, le geste final de Marcos est d’une grande puissance.

Lisez « Cadavre exquis », faites-le lire autour de vous, c’est un grand roman de SF et, à ce titre, il parle de l’Homme aujourd’hui.

Le roman a reçu le prix Clarin 2017, soit l’un des plus hautes distinctions littéraires en Argentine. La couverture de sa traduction chez Flammarion était intrigante, celle de cette édition poche est bien plus explicite.


Titre : Cadavre exquis (Cadaver exquisito, 2017)
Autrice : Agustina Bazterrica
Traduction de l’espagnol (Argentine) : Margot Nguyen Béraut
Couverture : Création studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Flammarion, 2019)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 12829
Pages : 279
Format (en cm) : 18 x 11 x 1,2
Dépôt légal : mai 2021
ISBN : 9782290224847
Prix : 7,40 €



Nicolas Soffray
1er mars 2022


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