Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Gonzo Girl
Cheryl Della Pietra
Stéphane Marsan éditeur, traduit de l’anglais (États-Unis), roman gonzo, 313 pages, septembre 2020, 18€


« À mes débuts ici, j’avais encore le doux rêve de journées passées à stimuler notre esprit – une vie en forme de couverture d’album à motif cachemire – et nos soirées occuper à transformer ces perles de sagacité cosmique en pages de génie. Walker taperait son texte sous l’impulsion de mes encouragements discrets. Il serait le lion littéraire, et moi celle qui murmure à son oreille. Au lieu de quoi, depuis qu’il s’est frotté aux représentants de la loi, on passe notre temps à consommer des quantités astronomiques de coke et à boire comme des trous. »

« Gonzo Girl » n’est pas tout à fait une fiction. « Gonzo Girl  » n’est pas tout à fait un roman. En 1992, Cheryl Della Pietra, qui termine ses études, entre dans la vraie vie avec un des jobs les plus délirants qui se puissent concevoir : devenir l’assistante de l’auteur et journaliste Hunter S. Thompson, connu, entre autres, pour son fameux « Las Vegas Parano », et inventeur du journalisme gonzo, un journalisme atypique axé non pas directement sur le réel mais sur l’appréhension du réel par l’intermédiaire de la fiction. Une fiction déjantée, une fiction de fou furieux, dopée à l’alcool et aux stupéfiants – réputation que Thompson se plaît à entretenir – mais aussi aux fulgurances d’un esprit profondément original. Ce journalisme gonzo, Hunter S. Thompson le définit ainsi dans « La grande chasse au requin » : “C’est un style de reportage fondé sur l’idée de Faulkner que la meilleure fiction est beaucoup plus vraie que n’importe quelle forme de journalisme - et les meilleurs journalistes l’ont toujours su.” C’est aussi, explique Thompson dans une lettre à son éditeur, un type de journalisme susceptible d’occasionner des notes de frais quelque peu inattendues : “Certaines de ces dépenses sont incontestablement « déraisonnables ». Comme la location d’une Cadillac décapotable, puis l’opération consistant à l’asperger d’une mixture composée d’une centaine de pamplemousses, deux douzaines de noix de coco, vingt-six livres de résidus de ketchup et de frites avec une couche de vomi, bon nombre de sales bosselures, cabosses et autres éraflures entièrement couvertes par l’assurance. » Le ton est donné.

«  J’apporte les pages à la cuisine. Je pourrais presque les disposer sur un tableau d’argent, vu la valeur qu’elles ont à mes yeux. (…) On dirait presque que ces pages ont été rédigées dans un langage codé. (…) Soudain, alors que le ciel vire du gris plomb au gris perle, le voilà. Comme si les lueurs de l’aube étaient un projecteur mettant Walker en valeur sur la scène. Le Walker d’avant. C’est vif. C’est tendu. La voix est là, cette voix si reconnaissable, gonflée à l’adrénaline, à la paranoïa, la voix du génie sous acide, si souvent imitée au cours de ces dernières décennies, et si rarement égalée. »

Être la secrétaire d’un auteur de génie, c’est un rêve. Être la secrétaire d’un auteur de génie abandonné par l’inspiration, être engagée, justement, pour l’aider à écrire alors qu’il n’en est plus capable, ou à peine, c’est un cauchemar baroque, énolique, cannabinique, cocaïné, un compagnonnage à la fois halluciné et désœuvré dans le ranch de Thompson. Car le vrai Hunter S. Thompson (alias Walker dans le récit de Cheryl Della Pietra) n’est plus. Il est devenu sa propre ombre, son propre reflet. On est dans les années quatre-vingt-dix, les seventies se sont enfuies, les muses également. “Thompson’s best years were in the ’70s. That was his peak. After that, he kept going, but the spark wasn’t exactly the same”, explique Cheryl Della Pietra dans un entretien donné à Culture Books l’année de la publication du volume. Tout est dit. Thompson n’est pas réellement un has been, mais presque. Quelques rares fulgurances lui donnent l’impression d’être encore capable d’écrire des pages habitées. Ce sont de simples éclairs dans le très long crépuscule d’un auteur. Ceux qui ont regardé les documentaires d’époque l’ont immanquablement compris : ces reportages montrent un individu d’allure extraordinairement quelconque, quinquagénaire dégarni, sans présence, lent, terne, tapant péniblement à deux doigts sur sa vieille machine à écrire. On pense à Richard Brautigan qui, abandonné par la muse, a fini par mettre fin à ses jours, et l’on a l’horrible pressentiment d’un évènement similaire. Ce qui hélas finira par advenir malgré l’intérêt constant que lui portera Johnny Depp, incarnant Hunter Thompson à merveille dans l’adaptation cinématographique de « Las Vegas Parano » (Terry Gilliam, 1998) puis faisant des pieds et des mains pour que soit mis en image « Rhum express » (Bruce Robinson, 2011).

« Une table basse, ronde elle aussi, occupe l’espace au centre du canapé et sert à collecter les accessoires du groupe : le verre de whisky et la bouteille de Dewar de George, le paquet de Davidoff de Rene, les Dunhill bleues de Claudia, les Newport de Devaney, la Heineken de Larry, un énorme joint encore intact, mon Wild Turkey on the rocks, le verre de vin rouge de Claudia, le side-car au Metaxa de Rene, et la vodka-canneberge de Devaney. Le plateau de coke ne se pose jamais vraiment sur la table. Il passe de main en main autour de la table, comme on peut surfer sur le public lors d’un concert de Hole.  »

Aider Hunter S. Thompson / Walker à écrire quelques pages n’a donc rien d’une sinécure. Il ne s’agit pas de mettre en forme ou de dactylographier des feuillets, mais d’accoucher, d’extraire, d’accompagner Thompson / Walker tout au long du processus. Ce processus, il est vrai, n’est pas précisément conventionnel. Il faut supporter l’auteur, le suivre dans ses travers, ses délires. Des travers dont il n’est à vrai dire pas vraiment avare. “Jusqu’à présent”, écrit-elle, “Walker a traversé deux divorces et plusieurs violations de l’usage des armes à feu. Sans compter la pléiade de délits qui occupent ses avocats depuis des années (…) Ben oui, comment on appelle ça quand on allume une énorme cargaison de feux d’artifices en plein milieu d’un élevage de cochons ? (…) Malgré tout, la crédibilité de Walker est préservée. Et il continue à jouer au chat et à la souris avec les autorités locales.” Drogues et alcoolisations perpétuelles, séances homériques et compulsives de maniement d’armes à feu, soirées insensées avec des personnalités politiques, des journalistes et des stars hollywoodiennes qui n’apparaissent pas sous leur meilleur jour (dont Johnny Depp, puisque l’on suppose qu’il s’agit de l’acteur apparaissant sous le nom de Larry Lucas, avec sa petite amie actrice ainsi décrite “Elle doit peser à peu près quarante-cinq kilos toute mouillé, et je devine à la manière dont elle sniffe son rail de coke que c’est son petit déjeuner, son déjeuner et son dîner du mois en cours”), virées hallucinées en voiture et séances excentriques au restaurant peuvent être considérées comme faisant partie du contrat.

« Les acteurs et les musiciens, ils deviennent clean, tout le monde applaudit. Personne, en revanche, n’applaudirait si Walker Reade arrêtait de consommer de la drogue. Son travail, son personnage, tout ce qu’il représente est inextricablement lié à son abus de substances illicites. »

Si l’on regrette de ne pas voir apparaître dans ce roman l’une des milles folies de Thompson, l’échelle de Jacob décrite par son fils Juan dans « Fils de Gonzo  », un transformateur haute tension attaché à deux poteaux en métal entre lesquels circulait un arc électrique dont Hunter se servait pour allumer ses cigarettes, “ le visage à quelques centimètres d’un arc de dix mille volts.”, on ne peut pas dire que ce récit manque d’excentricités. Walker / Thompson, reste en tous points fidèle à sa réputation, même si celle-ci semble parfois quelque peu exagérée. “La cocaïne et l’alcool ne pouvaient même pas être considérés comme des drogues dans la mesure où ils faisaient partie de son régime quotidien, au même titre que le pamplemousse, le jus d’orange et les vitamines”, expliquera Juan Thompson dans l’essai consacré à son père, avant de modérer ce propos : “Il n’était pas le genre à faire des excès et à se défoncer raide dingue à la coke. En revanche, il en sniffait un peu toute la journée, probablement pour équilibrer les effets du whisky, mais je suis certain que cela a gravement nui à sa faculté de concentration.

« Gonzo Girl  » apparaît donc comme une vision à la fois romancée (qu’est ce qui est vrai ? Qu’est ce qui est inventé ?) des années difficiles de Thompson, et comme un roman sur la créativité, ou plutôt la perte de créativité. Le drame d’un auteur qui rêvait d’être une star, qui l’a été un moment, se constituant un cénacle d’admirateurs – parmi lesquels bien des personnalités en vue – mais qui, après sa période la plus faste, n’a jamais pu se décider à tourner la page, à passer définitivement à autre chose. Qui s’est obstiné, des années, voire des décennies durant, à rechercher, encore et encore, cette sensation de jaillissement créatif éprouvé quand il était « sur la crête », des moments qu’il n’était pas destiné à revivre. La drogue, l’alcool, les excentricités apparaissent plutôt comme des épiphénomènes, des caractéristiques d’un individu jeune, faisant feu de tout bois, mordant la vie à pleines dents, que comme des déterminants d’une créativité par essence volatile. Ce « Gonzo Girl » donne en ce sens quelques clefs : alcool, drogues et excentricités n’apparaissent que comme des manœuvres dilatoires éloignant Thompson de son but, ou des récompenses qu’il s’accorde pour avoir écrit quelques lignes sans intérêt. Il apparaît – tel est, en sus de l’avis de son fils rapporté plus haut, le sentiment des protagonistes de ce récit – que la drogue a plus étouffé que stimulé le génie de l’auteur. Il semble d’ailleurs que Thompson, quelque part, dans un moment de vraie lucidité, l’ait compris, lui qui dans « Gonzo Highway  », avouait : “Je n’ai pas encore trouvé de drogue qui défonce autant que de s’asseoir à sa table de travail pour écrire.

« En temps normal, je serais peut-être plus prudente. Mais, à présent, sur le siège passager de la Chevrolet, légèrement dopée à la coke, en robe de tennis et l’haleine infusée au whisky, la main de Walker sur mon genou, je me rends compte que la question est rhétorique.  »

Fort heureusement, Alley, la narratrice, bénéficie des conseils de Claudia, assistante personnelle de Walker, depuis plus de vingt ans. Une femme d’une cinquantaine d’années qui a les pieds sur terre et lui donne rapidement de bons conseils, sans chercher toutefois à lui donner trop d’illusions sur sa tâche : bien d’autres avant elle ont échoué. Alley s’obstine, s’accroche, cohabite de longs mois durant avec Claudia, avec Thompson / Walker, avec la petite amie de ce dernier, ainsi qu’avec les gens de passage. Une brève aventure, comme en passant, avec Larry Lucas / Johnny Depp, dont toutes les lectrices pourront rêver en se demandant si, dans la réalité, elle a bien eu lieu ou non. Et en définitive la tentation folle, devant l’incapacité de l’auteur à atteindre son but, d’améliorer elle-même les rares bribes produites, de donner consistance au fantôme, de raviver des flamboyances anciennes.

Récit tragique de la fulgurance, de la créativité et de l’inspiration perdues, récit des « années-d’après », « Gonzo Girl  » met donc en scène un Walker / Thompson cherchant désespérément à produire les dernières étincelles de son génie gonzo. Abondant à la réputation paroxystique et à la légende sulfureuse d’un auteur qui sut créer un genre et n’eut jamais d’équivalent, « Gonzo Girl  » montre un écrivain excentrique, imprévisible, dangereux parfois, mais qui, selon Cheryl Della Pietra, n’ira jamais trop loin, du moins selon ses critères à elle et selon les critères des années quatre-vingts quatre-vingt-dix. Car il ne faut pas s’y tromper : « Gonzo Girl  », à sa manière, est aussi un ouvrage sur l’emprise, sur la fascination, sur la prédation, une réflexion sur la ligne mouvante du consentement – si la dimension sexuelle n’est pas absente, il est ici question de consentement à un sens beaucoup plus large – de l’acceptation d’un mode de vie, de ce à quoi l’on peut se prêter pour accomplir une tâche, pour atteindre un but. Les féministes, à l’évidence, pourront s’emparer de cet ouvrage et en multiplier les lectures en fonction des morales dominantes qui se sont succédé au cours des dernières décennies. Un intérêt de plus pour un livre à part, un inclassable, un ouvrage oscillant entre réel et imaginaire autour d’un personnage qui, dans sa vie, dans son œuvre, ne fut lui-même qu’une oscillation perpétuelle entre réalité et fiction.


Titre : Gonzo Girl (Gonzo Girl, 2015)
Auteur : Cheryl Della Pietra
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Karine Forestier
Éditeur : Stephane Marsan
Pages : 313
Format (en cm) :14 x 21
Dépôt légal : septembre 2020
ISBN : 9782378340940
Prix : 18 €



Hilaire Alrune
25 septembre 2021


JPEG - 17.8 ko



Chargement...
WebAnalytics