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Age de la Folie (l’), tome 1 : Un Soupçon de Haine
Joe Abercrombie
Bragelonne, roman (Grande-Bretagne), fantasy, 570 pages, novembre 2020, 25€

Une génération a passé, l’Union est toujours en guerre, ses frontières repoussées. La Styrie a été absorbée. Le Nord, pays des Angles, est encore disputé : le jeune Leo dan Brock, encore dans l’ombre de sa mère, rêve de s’opposer sur le champ de bataille à Stour Ténèbres, qui se voit en héritier du Neuf-Sanglant. Deux jeunes mâles éblouis par leurs modèles légendaires. Au milieu, Rikke, fille du gouverneur d’Uffrith, tente de maîtriser la vue-longue, des visions assez violentes, sous la houlette d’Isern, une sorcière locale.
Bien plus au Sud, la civilisation règne au coeur de l’Empire, l’industrie a pris son essor. Savine, la fille du grand conseiller Glokta, est une femme influente qui bâtit sa fortune sur les nouvelles usines qui fleurissent ici et là. Elle entretient aussi une liaison passionnée avec Orso (petit-fils du duc Orso, fondateur de l’Union) l’héritier de la Couronne, un oisif couvé par ses géniteurs mais qui rêve lui aussi de gloire.
Tout ce petit monde va voir ses rêves exaucés... et va tomber de haut.



Revenir sur les terres de Joe Abercrombie est toujours un frisson de plaisir mêlé d’effroi, une satisfaction malsaine à observer des petites fourmis s’agiter à l’échelle d’un empire, en pure perte, qu’elles se croient puissantes ou misérables. Et pour le lecteur, de savourer avec délectation les affres que l’auteur fait subir à ses personnages, les dilemmes auxquels il les confronte. A ce jeu, Abercrombie excelle, tissant des personnalités simples ou complexes qu’il plonge dans des situations qui feront exploser leur caractère.
« Un Soupçon de Haine » est bien sûr un nouveau pan de fantasy batailleuse et politique, trempée de mort, de sang, de peur et d’un peu de sexe, une épopée dans laquelle on s’immerge avec un plaisir coupable, qu’on ait lu ou non les séries précédentes : la guerre est toujours la guerre, certains ennemis sont désormais alliés, mais certaines choses sont immuables...
Enfin, pas totalement : finis les affrontements entre armées gigantesques, chevaliers et infanterie contre hordes barbares. Cela, c’est pour les frontières. Au centre de l’Empire, la paix règne, et l’industrie s’est développée, avec ses bons et surtout ces mauvais côtés : les réfugiés offrent une main-d’œuvre à très bas coût pour produire des marchandises dont le prix s’est effondré, les rendant accessibles à (presque) tous : tissus, objets manufacturés... C’est la fin de l’artisanat et le début de la production de masse. De la misère de masse. Et des mouvements sociaux qui accompagnent vite une telle mutation.
C’est Savine qui va en faire les frais. La riche femme d’affaires, venue à Valbeck, une ville ouvrière, comprendre comment un de ses partenaires arrive à dégager un important bénéfice, découvre une réalité qui parvient à transpercer toutes ses couches d’armure forgées par la vie de cour et les intrigues de la haute société : l’usine emploie des orphelins, pas payés, peu nourris... Dans la course à la rentabilité engagés par les nobles et nouveaux patrons, les limites de l’humanité ont été très vite repoussées. L’auteur nous renvoie un message on ne peut plus actuel : la modernité et le confort ont un prix que nous ne sommes pas toujours prêt à reconnaitre.
Prise dans une grève qui dégénère, la belle et poudrée Savine chute de son piédestal, de ses talons et de ses soieries. Rien, pas même ses pseudo- cours d’escrime ne l’ont préparée à défendre sa vie, à ramper dans les égouts... La princesse en ressort profondément marquée.
L’autre grande figure féminine est Rikke, « princesse » du Nord, fille du gouverneur. On la découvre dès les premières pages aux prises avec son pouvoir magique, qui la laisse inconsciente et baignant au mieux dans son urine, en train de fuir avec sa mentor les troupes de Stour Ténèbres. L’ennemi est parfois à un cheveu de les prendre, et elles entendent le sort haut en couleur que le chien de guerre fou leur réserve. Elevée parmi les hommes de son père, Rikke n’a pas froid aux yeux ni la langue dans sa poche, elle n’en mène cependant pas large tant qu’elle ne rejoint pas les lignes de son père et des dan Brock. Elle en pince d’ailleurs pour le jeune Leo, un vrai béguin de midinette, une pulsion du fond des tripes qu’elle aimerait bien assouvir, mais le Jeune Lion est un peu timide et pas très malin.
C’est la marque principale des personnages de ce volume : de jeunes femmes fortes, de jeunes hommes benêts. Tout bouffis de rêves de gloire, et rarement capables de voir au-delà. Leo rêve d’une bataille qui ferait de lui un héros, qui porterait son nom dans les rangs, le sortant de l’ombre de sa mère, grande dirigeante et excellente stratège. Il veut briller. Idem pour le prince Orso, qui enchaîne beuveries, drogues et courtisanes : une réponse d’ado à des parents qui couvent le futur porteur de la couronne, la prochaine marionnette de Glokta et des Mages. Raide dingue de Savine, il refuse tout mariage politique, espérant trouver une faille pour épouser celle qui l’aime et qu’il aime, aussi peu diplomatique soit cette union. L’auteur leur prépare également un petit twist final digne d’un roman à l’eau de rose, qu’on pourra trouver facile et grossier, mais qui n’aura qu’un seul rôle : rendre impossible une situation qui les aurait comblés. Et frustrer un prince qui s’était découvert des idéaux, des principes, et qu’on va violemment désillusionner, en écho aux filets politiques dans lesquels tombe Leo, réalisant penaud que remporter une victoire dans le Nord n’ouvre pas toutes les portes au cœur du pouvoir. Le tome se termine sur un double échange de partenaire, chacun trouvant chez son nouveau compagnon ce qu’il n’a pas trouvé, ou perdu, chez l’ancien. Presque du marivaudage, encore une fois on peut y sourire, trouver la ficelle un rien grossière, elle n’en remplit pas moins son rôle, et promet du beau pour la suite.

Au-delà de ces jeunes gens des hautes sphères sociales, on suit aussi les changements du monde auprès d’une famille pauvre, jouet du Destin. Le père, Broad, vétéran d’une section d’assaut, aspire à une vie calme à la ferme. Hélas, ils sont expropriés, conséquences des investissements industriels du seigneur de leur vallée. Affluant à Valdeck avec d’autres ayant tout perdu, le père se retrouve à travailler en usine, reconnu par un ancien du front. En dépit de ses réticences, le voilà impliqué dans la grève, tentant de clamer le jeu quand les choses dégénèrent. Sa fille May reconnait Savine et lui sauve la vie, ce qui leur permet d’échapper au triste sort des mutins et de suivre l’héritière à la capitale. La tension familiale est très forte, entre un père qui ne veut plus laisser la violence entrer chez lui, mais doit y avoir souvent recours, en dernière mesure, et sa fille plus pragmatique que lui, qui face à l’horreur du monde prône le chacun pour soi, sa famille d’abord. L’autorité change de camp, on verra ce qu’il en ressortira...

Dans le même registre, je ne vous parle pas d’une petite espionne aux ordres de Glokta, qui fait tout pour maintenir son humanité à distance, pour garantir sa survie au prix de celle des autres. Mais l’outil froid et patiemment forgé va montrer, après Valbeck, quelques signes de fêlure... Avec d’autres seconds rôles savoureux, plus ou moins actifs dans l’enchainement des événements, elle participe à faire de ce Soupçon de haine pas seulement un panorama de batailles, de guerres et d’horreurs, mais une tapisserie fine du ressenti de chaque brin de fil qui la compose.

Joe Abercrombie réussit parfaitement à faire évoluer son univers, entre images classiques de la fantasy et nouveaux monstres proto-industriels. Mais il excelle surtout à montrer les gens broyés par les choix des autres, et leurs propres décisions, bonnes ou mauvaises. Entre rêves de gloire éternelle et urgence de vivre le moment présent. Il s’attache à montrer toutes les attentes naturelles de l’homme, qui dictent sa conduite, de la survie au confort, jusqu’au besoin de reconnaissance, dans un monde toujours sauvage et violent malgré les ors et les vernis, confirmant encore une fois son talent de conteur, le tout dans une langue souvent crue, sans fioritures, d’une surprenante proximité.


Titre : Un soupçon de haine (a little hatred, 2019)
Série : l’âge de la Folie, tome 1
Auteur : Joe Abercrombie
Traduction de l’anglais (G-B) : Jean-Claude Mallé
Couverture : Didier Graffet / Shuttershock / Fabrice Borio
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 570
Format (en cm) : 24 x 15,5 x 5
Dépôt légal : novembre 2020
ISBN : 9791028118341
Prix : 25 €



Nicolas Soffray
29 juillet 2021


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