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Oiseaux du temps (Les)
Amal El-Mohtar & Max Gladstone
Mu, roman traduit de l’anglais, Science-Fiction, 192 pages, mai 2021, 19€

La guerre fait rage entre deux camps, elle ne connaît aucune limite, s’affranchissant du temps et de l’espace en se déroulant sur une multitude de plans de réalité. D’un côté, les troupes de Commandante et de l’autre, celles de Jardin. Tout oppose Rouge et Bleu qui s’affrontent à distance, jusqu’à ce qu’une lettre laissée à dessein sur un champ de bataille intrigue l’autre qui se prend au jeu et répond.
Commence alors une correspondance entre les deux combattantes ennemies.



L’avis de François Schnebelen

« Les oiseaux du temps » a trusté les prix catégorie Novella : Hugo, Nebula et Locus, ce qui montre une belle unanimité sur ses qualités.
Cet ouvrage écrit à quatre mains par la critique littéraire, éditrice et auteure Amal El-Mothar et l’auteur Max Gladstone s’apparente à un roman épistolaire avec les échanges entre Rouge et Bleu, mais pas seulement, car les terrains d’affrontements balayent l’histoire aussi bien dans le passé que dans le futur, dans notre monde que dans ceux qui auraient pu exister. Les plans sont souvent à très très long terme. Une petite incitation un jour peut avoir des conséquences importantes des millénaires plus tard. Les brins de cette gigantesque trame demandent à être tissés avec subtilité, avec maîtrise, même si dans la scène introductive, le combat direct peut encore s’avérer nécessaire.

Deux camps s’affrontent. D’un côté, Commandante et Rouge, et de l’autre, Jardin et Bleu. Tout du long, le lecteur s’interroge sur leur nature, sur leur origine, des hypothèses naissent, mais sont-elles pour autant valables ? Technologie contre nature ? Futur contre passé ? Militaires contre rebelles ? Humain augmenté contre humain resté fidèle à sa nature première ? Chacun cherche peut-être à tort à étiqueter chaque faction, dans l’espoir de mieux cerner ses motivations, ses moyens... Chaque camp est symbolisé par une championne. En effet, cette guerre semble menée uniquement par des femmes. Rouge et Bleu ne pouvaient que se croiser lors de leurs missions, chacune est d’une efficacité redoutable, voyant en l’autre une adversaire à sa mesure. Une première lettre laissée comme un défi entraîne une correspondance. Chaque échange laisse son lot de questions faisant leur chemin et changeant chacune. C’est ainsi que le ton évolue, que des sentiments naissent, alors que chacune sait que ce jeu est dangereux, ne voulant pas croire en un piège. Chaque lettre est éphémère et se révèle une merveille d’ingéniosité par son mode de transmission, afin de ne pas éveiller de soupçons sur cette correspondance inimaginable. Les deux meilleures adversaires sont rien moins qu’éternelles selon les apparences, chaque mission dure le temps d’une vie, ce qui rythme les échanges.

Les auteurs baladent les lecteurs à travers l’histoire, à travers les histoires, décrivant la situation de l’époque et ses enjeux jusqu’à l’inévitable trouvaille, les mots de l’autre attendus mais peut-être aussi craints. Le schéma se répète, sans lasser, car il n’y a pas stagnation dans leur relation. Les choses évoluent, la situation ne pouvait rester sur le statu quo. De plus, une présence mystérieuse les suit, les étudie sans que quiconque ne puisse la ranger dans une quelconque catégorie.

Comment les deux auteurs ont-ils procédé : se sont-ils chacun adjugé un personnage, écrivant ensemble les scènes introductives ? Fonctionnant eux-aussi selon un mode d’échange ? Ou ont-ils avancé ensemble pour concilier leurs qualités ?
« Les oiseaux du temps » décrit une guerre qui glisse vers l’arrière-plan au fur et à mesure que les sentiments évoluent, que l’humain prend le pas sur la collectivité. De l’horreur naît la beauté, du chaos la poésie. Il se dégage une belle sensibilité de cet ouvrage qui, à mon avis, demande plus d’une lecture pour en apprécier toutes les subtilités. Entre Rouge et Bleu, impossible de choisir, on ne peut que rêver de les voir ensemble.

« Les oiseaux du temps » s’illustre sur de nombreux plans, jouant aussi bien sur la forme que sur le fond. Technologie et nature s’affrontent, rivalisant d’ingéniosité pour gagner. Deux adversaires, Rouge et Bleu, ouvrent une porte dans une guerre faisant fi du temps, partageant une bouffée d’espoir et d’humanité.
Amal El-Mothar et Max Gladstone offrent aux lecteurs un court roman envoûtant et de toute beauté, pas forcément facile à appréhender mais à déguster sans modération pour en saisir toute la performance.
Une avalanche de prix méritée !

L’avis de Nicolas Soffray

Deux camps se font la guerre, dans le temps et les différentes versions du monde. Rouge travaille pour l’Agence, remontant le temps pour des ajustements plus ou moins importants, tandis que Bleu sert Jardin, qui a essaimé dans les différents brins pour influencer le développement des civilisations. Ennemies, rivales, elles s’affrontent à distance, par événement interposé, chacune anticipant la touche finale de la manœuvre de l’autre camp pour mieux la réduire à néant. Elles finissent (aussi saugrenu ce concept soit-il dans un contexte de va-et-vient temporels) par se croiser, se deviner, jouer au chat et à la souris, comme deux espions d’autrefois, chacune appréciant le style, la méthode de l’autre, reconnaissant la subtilité du coup en traître final qui ruine un plan savamment mûri. Bref, une correspondance, secrète, cachée, se noue entre elles. Elles s’y découvrent un peu, jouant entre grappillage d’infos et ouverture sincère, craignant un piège de l’autre camp, un test de leur fidélité…

Et au fil des « lettres », des messages inscrits durant des années dans le fil du bois, ou éphémère, dans une coulée de lave ou le déchirement d’un nuage, elles se lient, véritables amies, reflet de l’autre, âmes sœurs. Amour. Et la rivalité, le but de leurs camps respectifs passent au second plan, explosant devant l’infini de leur tâche, l’impossibilité d’une victoire, la vacuité de cette petite phrase « c’est ainsi que nous gagnons » qu’elles se seront échangée lorsqu’elles étaient encore toutes deux persuadées qu’elles se battaient pour quelque chose. On notera que le titre original est, au contraire : This is how you lose the Time War.

Le court roman à quatre mains d’Amal Et-Mohtar et Max Gladstone est un petit bijou qui mérite amplement son triplé Hugo-Locus-Nébula. Sa structure alterne une intervention temporelle de l’une, qui se solde toujours par un couac : la découverte du message de l’autre. Mais s’il est synonyme d’échec, d’aiguillon à leur fierté mutuelle, il devient de plus en plus personnel, puis intime, et Bleu comme Rouge rivalisent d’ingéniosité pour le dissimuler à leur hiérarchie tout en le mettant sous les yeux de son destinataire, tout comme elles trouvent cent synonyme à leur noms de code.
On saute d’un temps, d’un lieu à un autre, connu ou insignifiant, pour une intervention aux conséquences tout aussi brutales ou subtiles. En toile de fond, sans guide, on devine peu à peu les contours de l’Agence et de Jardin, mais comme un écho à l’érudition du texte, la richesse de sa syntaxe, la poésie de ses phrases et la part d’intuition entre les deux agentes, ce sera au lecteur de recoller les morceaux, de présumer, deviner les non-dits, d’esquisser dans les blancs des liens flous. Deux camps, deux méthodes, un même but, aussi passé sous silence, et aucun remords pour les pertes provoquées le long du chemin. Pas de gentil ni de méchant. Et au milieu, donc ces deux femmes, créatures, désincarnées-réincarnées, sautillant pour quoi, finalement ?

La traduction de Julien Bétan est impeccable : on boit chaque ligne, on a envie de les lire à haute voix, d’en faire sonner le sarcasme, puis la tendresse, l’inquiétude.
En 180 magnifiques pages, les auteurs rénovent un thème qu’on aura cru vite épuisé par les nombreuses fictions, littéraires ou télévisuelles, qui ont mis à mal le voyage temporel, et notamment à cause de ses fameux paradoxes ou des mondes parallèles. Au contraire, « Les Oiseaux du temps » y font honneur avec brio, sans étouffer le lecteur qui n’en serait pas féru, pour laisser la place, entre chaque incursion grandiose, à la grande force évocatrice, à une belle histoire d’amour à distance, à la fois proche et à mille lieues des bluettes par messagerie instantanée. Un amour déchirant, à l’écho du « Roméo & Juliette » (la pièce existe dans les multiples Brins, mais c’est tantôt une comédie, tantôt une tragédie) qui y joue un rôle majeur. On ne sera pas déçu par le twist final qui résout comme on le devinait le mystère de l’Ombre qui les suivait, et achève de confirmer la maîtrise absolue de cette histoire.

C’est intelligent, émouvant, captivant, tout simplement beau du début à la fin.


Titre : Les oiseaux du temps (This is how you lose the Time War, 2019)
Auteurs : Amal El-Mohtar & Max Gladstone
Illustration de couverture : Kévin Deneufchatel
Traduction de l’anglais : Julien Bétan
Éditeur : Mu
Sites Internet : Roman (site éditeur)
Pages : 192
Format (en cm) : 20 x 14 x 1,2
Dépôt légal : mai 2021
ISBN : 9782492686009
Prix : 19 €


Pour écrire à l’auteur de cet article :
francois.schnebelen[at]yozone.fr


François Schnebelen
Nicolas Soffray
13 mai 2021


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