Écrit en 1922, publié en langue originale en 1924, « Le Molosse » a maintenant près de cent ans. S’il occupe une place toute particulière dans l’esprit des lovecraftophiles, c’est, entre autres, parce qu’y est mentionné pour la toute première fois le Nécronomicon, sans doute un des apocryphes majeurs de la littérature, qui n’a pas fini de faire couler l’encre et que l’on trouve partout cité, dans maints textes de genre eux aussi devenus classiques, mais aussi dans nombre de déclinaisons cinématographiques et videoludiques, et même dans le thriller contemporain
« Un dossier à serrure relié en peau humaine contenait des dessins inconnus et inavouables qui, d’après la rumeur, auraient été commis par Goya, mais dont ce dernier n’aurait osé reconnaître la paternité. Et il y avait des instruments de musique ; des cordes, des cuivres, des bois, dont le point commun était qu’ils vous soulevaient l’estomac. Il nous arrivait, à Saint John et moi, d’en tirer des dissonances d’une exquise morbidité, d’une horreur démoniaque. Enfin, dans une multitude de placards d’ébène marquetée, reposait la plus incroyable, la plus inimaginable collection de trophées recueillis dans des tombes jamais rassemblée par un esprit dérangé et pervers. »
Pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui ne l’ont pas encore lu, on ne résumera pas de manière détaillée ce classique de Lovecraft. Récit particulièrement horrifique, ce « Molosse » a frappé des générations de lecteurs par ses thèmes effrayants et ses ambiances mortifères. Déviance artistique, décadentisme morbide, goûts esthétiques pervertis, névrose de la collection, tendances pathologiques à l’accumulation conduisant les protagonistes à aller trop loin dans leur recherche du bizarre, à se laisser aller à la profanation de sépultures, à frôler des secrets qui auraient dû rester enfouis.
« Aux murs de cette salle repoussante, les boîtes contenant d’antiques momies alternaient avec de beaux corps qui donnaient l’impression d’être en vie, tant leur embaumement était parfait, et avec des pierres tombales dérobées dans les plus vieux cimetières du monde. Ici et là, des crânes de formes diverses et des têtes préservées à différents stades de décomposition étaient exposés dans des niches. »
Armel Gaulme le concède dans sa postface : quand on a pour projet d’illustrer Lovecraft, « Le Molosse » ne fait pas partie des textes qui viennent en premier à l’esprit. Pas de contrées exotiques, de cités perdues, de légions d’artefacts issus des abîmes du temps ; pas de Grands Anciens, de statues titanesques, de visions cosmiques. Il est un fait que si « Le Molosse » porte indéniablement la patte du maître, les abîmes et visions à n’en plus finir que l’on retrouve souvent chez le maître de Providence sont ici absentes. Et pourtant, écrit Armel Gaulme, “Il y a tout dans cette nouvelle. Une pincée de Necronomicon, la nuit noire percée par les lanternes clandestines, des meurtres sauvages commis par une entité indéfinissable, des décors de cimetières profanés et des stèles renversées, la lande anglaise… et le musée. J’aurais pu consacrer une cinquantaine de pages au musée des deux protagonistes.” Et d’ajouter : “ Je dessinerais volontiers un compte-rendu manique des archives de cet endroit imaginaire.” Ce musée imaginaire représente donc la pierre d’angle de l’approche de l’illustrateur, qu’ont inspiré les références du texte à Baudelaire, à Huysmans et aux préraphaélites, et qui explique avoir voulu, pour certains dessins, évoquer les photographies pictorialistes de la fin du XIXème siècle.
Ainsi le lecteur peut-il découvrir au fil de plus d’une cinquantaine d’illustrations en noir et blanc des images classiques, comme les navires que l’on rencontrait déjà dans les volumes précédents, les portraits, les scènes intérieures, les images architecturales – l’ancienne église, les stèles et caveaux du cimetière – mais aussi les premiers jalons des mille et une variantes du musée de Saint-John : amulettes, statuettes, stèles, bas-reliefs, fétiches, vestiges céphaliques humains. Restait à illustrer le molosse lui-même, qui, s’il constitue une pièce maîtresse de la narration, n’est sans doute pas le plus intéressant à représenter visuellement. Comme nombre d’entités lovecraftiennes, il gagne sans doute à vaciller en d’étranges points de confluence mentale entre concept et réalité, entre dicible et indicible, entre images précises et fantasmes indistincts. Une conception que semble partager l’illustrateur qui ne s’est pas focalisé sur ce monstre au sujet duquel il écrit : “je suis séduit par l’idée que les choses ne soient pas toujours aussi certaines, absolues, que plusieurs interprétations pourraient être proposées. Que toutes nos perceptions seraient soumises à nos propres biais. Qu’on verrait avant tout dans l’altérité ce qui vient de soi-même. »
Comme les trois premiers volumes de ces « Carnets Lovecraft » richement illustrés par Armel Gaulme, « Le Molosse » constitue, soigneusement relié et sous une solide couverture, un bel objet-livre à destination des collectionneurs.
____________________________________________________________________ Le Molosse (The Hound, 1922)
Auteur : Howard Philips Lovecraft
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Arnaud Demaegd
Couverture et Illustrations intérieures : Armel Gaulme
Éditeur : Bragelonne
Collection : Les Carnets Lovecraft, tome IV
Pages : 79
Format (en cm) : 14 x 20,7
Dépôt légal : mars 2021
ISBN : 9791028118709
Prix : 12,90 €
Les Carnets Lovecraft sur la Yozone :
« Dagon »
« La Cité sans nom »
« Les Rats dans les murs »
Illustrations © Armel Gaulme et Éditions Bragelonne (2021)