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Hors sol
Pierre Alferi
Gallimard, Folio SF, n°673, science-fiction, 400 pages, janvier 2021, 8,60 €


Une introduction poétique – la découverte dans un ordinateur, après le tapotement frénétique du clavier par un oiseau fourvoyé dans une tente, d’un dossier d’archives arrivé tout droit du futur – donne le ton : pas de démonstration, pas de thèse, pas d’ouvrage à thème ou à théorie, mais un énorme amas de documents à comprendre, à traduire, à choisir, à méditer, qui tous dessinent un monde futur où l’humanité, ou tout du moins une partie d’entre elle, aura fui une terre surchauffée pour s’installer dans les hautes couches de l’atmosphère, là où la température demeure compatible avec l’idée que l’on se fait d’une vie digne de ce nom.

«  J’ai eu un mouvement de recul, choqué comme si la preuve de l’existence de Dieu m’avait été administrée par voie intraveineuse. J’ai aperçu cette aura qui précède les évanouissements, phosphènes, bourdon, tournis. »

Ce sont donc quarante-sept documents choisis par un petit groupe d’amis qui, fascinés par ce dossier en apparence insensé, se sont consacrés toutes affaire cessantes à son exploration. Une exploration d’archivistes nécessitant sélection, transcriptions et traductions de séquences vidéo, tchats, mails, extraits de blog, journaux, courriers, mémoires et autres documents, comme autant de fenêtres ouvertes sur l’avenir. Traduits du russe du japonais, du mandarin, de l’hindi, du navaho, de l’allemand, de l’arabe, avec même quelques fragments « en français dans le texte », ces éléments composent donc une somme morcelée, éclectique, disparate, composite, éparpillée, dissipée, les morceaux d’un puzzle, les fragments de mosaïque d’une fresque à reconstituer pour construire une vue d’ensemble, .

« Qu’il y ait des nacelles où tout le monde se déteste, ce n’est un secret pour personne. De temps à autre, la nouvelle d’un carnage ou du suicide de son auteur de fraie un chemin jusqu’à l’OffiCiel. (…) Je sens, je sais que la énième dispute entre potes et poètes aura une issue sanglante. Le sang sera le mien, ou bien je l’aurai sur les mains. »

À l’exact opposé du page-turner, « Hors sol », à travers son patchwork, invite le lecteur à vagabonder et à divaguer en orbite. La recréation des saisons par un botaniste dans sa coquille, des situations évoquant d’impossibles crimes en chambres closes, des dialogues où apparaissent des abandons de l’inutile qui ne sont pas si éloignés des constats que d’aucuns auront pu faire en période de confinement, la pérennisation dans l’espace des oisivetés et superficialités, de l’appétence pour le nombres de « likes » ou pour le « people », les difficultés à vivre en milieu confiné et les tentations de passer par-dessus bord, la description étouffante et cauchemardesque par un narrateur vivant en Inde d’un réchauffement climatique qui, si l’on ose dire, fait froid dans le dos, l’étrange rencontre dans les hauteurs avec une créature mi-homme mi-machine, ptérodactyle cannibale dont nul ne sait s’il est la matérialisation de peurs ataviques, le reflet de fictions anciennes, le croque-mitaine du futur dont on découvrira plus loin la comptine, paria volant qui peut-être n’est pas réellement unique – ce ne sont là que quelques-unes des milles facettes par lesquelles l’on peut aborder, dans l’ordre ou dans le désordre, la description de ce monde futur.

« En tant que Corollaires, nous n’avons donc rien à faire, rien d’autre que de vaquer à nos menues occupations, que de nous adonner à nos hobbies, à l’amour, à l’art et au jeu. L’Histoire s’est donc mise en mode veille. La question qui se pose, et que se posent les noms qui font ce monde, est donc de savoir ce que nous attendons. »

Dans ce patchwork bien des éléments demeureront mystérieux pour le lecteur, tout comme ils demeurent mystérieux aux yeux des narrateurs eux-mêmes. Ainsi de l’existence des Caliciens dans les satellites en orbite, ou la présence d’êtres humains dans l’N/Ami, plus éloigné encore, auxquelles sont suspendues les centaines de nacelles de la Corolle, ou encore le processus de sélection qui a conduit au Ravissement marquant la clivage entre la vie suspendue et la vie « antéraptaire », à l’évidence marquée par l’abolition chimique de souvenirs d’un passé terrestre dont ne subsistent plus que les documents de la « mémoire morte ». Un processus de sélection dont la mémoire est perdue, mais dont l’on sait qu’elle ne fut pas seulement positive – furent ainsi écartés par la négative d’immenses pans de l’humanité, des centaines d’états et des milliers de langues, entre sept et huit milliards d’individus condamnés à cuire à feu doux à la surface de la Terre et à disparaître à jamais. Reste donc en suspension une humanité transformée qui se livre toujours aux délices de la chair mais qui a abandonné l’alimentation classique – elle ne se nourrit plus que par bains dans une substance nutritive, ce qui donnera à l’auteur l’idée d’une transsubstantiation nouvelle, d’un cannibalisme encore inédit, celui du corps d’une star découpé et dissous dans ce bain nutritif pour être absorbé par ses fans.

« Nous devons à leur persévérance quelques images d’un ciel serein au milieu duquel la fresque du Jugement Dernier au plafond de la chapelle Sixtine aurait été enroulée dans une éprouvette. (…) De loin, le faisceau des corps y ressemble à une cascade lumineuse dans un caisson décoratif chinois. De près, les silhouettes à demi-embrasées baignent dans un halo fuchsia ou rose saumon qui semble une éclaboussure des rayons du couchant. »

Il y a dans ce « Hors sol » des digressions à la Doris Lessing, une inventivité débridée à la Raphaël Aloysius Lafferty, de belles images des morts redescendant sur terre qui font penser à des passages de « Lovestar  » d’Andry Snaer Magnason, et bien d’autres choses encore. Cette histoire qui apparaît plus comme une somme des destins ou de fragments de vies individuelles, plus comme un corpus disparate mais néanmoins révélateur, signifiant, édifiant, pouvait-elle réellement trouver une fin ? On le sentait venir : la polyphonie termine sur une note glaçante cette œuvre atypique qui dès le premier chapitre semble venue à la fois de nulle part et d’ailleurs. Beau cadeau aux lecteurs de science-fiction, cette œuvre issue d’une collection de littérature générale fait honneur au genre, et montre, si besoin était, que l’on peut faire aussi bien, sinon mieux, en délaissant les schémas habituels qu’en en reprenant les canons.


Titre : Hors sol
Auteur : Pierre Alferi
Couverture : Cyril Magnier
Éditeur : Gallimard (édition originale : P.O.L., 2018)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 673
Pages : 400
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : janvier 2021
ISBN : 9782072882814
Prix : 8,60 €



Hilaire Alrune
15 mars 2021


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