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Tour noire (La)
C.S. Lewis
Antigone 14, collection Essais, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), imaginaire, 231 pages, mai 2020, 16 €


Pièce maîtresse du recueil « La Tour noire », le récit éponyme, roman inachevé d’une centaine de pages, met en scène une poignée de gentlemen confrontés à l’invention de l’un d’entre eux, une bien étrange machine optique générant une fenêtre sur un autre temps – une époque dont nul ne sait si elle est passée ou future. Mais s’agit-il vraiment d’un autre temps ? La réalité ne serait-elle pas plus complexe ? Cette thématique de la fenêtre qui permet de voir un autre temps, un autre monde, ou encore un monde parallèle et qui pourrait même s’ouvrir et s’entrebâiller un peu plus, a connu depuis lors maintes variantes comme « Blind Lake » de Robert Charles Wilson, la novella « L’Angoisse et le vertige de la liberté » dans le recueil « Expiration  » de Ted Chiang ou la nouvelle « Un autre ciel » de China Miéville, dans le volume « En quête de Jake et autres nouvelles » – pour ne citer que quelques exemples récents. Très britannique dans sa structure, avec les conversations des amis, sceptique compris, autour de la nature du temps et des effarantes scènes dévoilées par la machine, « La Tour noire  », marquée par un rythme relativement lent, se caractérise toutefois par son efficacité redoutable. Le ton légèrement « old school » ne masque pas l’évidence : le sens de la narration, la progression implacable sont de ceux que seuls les auteurs de premier plan peuvent offrir – avec ce petit quelque chose qui fait défaut à bien d’autres, et qui, chez C.S. Lewis, suscite l’adhésion. Lorsque le roman s’interrompt, on éprouve à peine une légère pointe de regret : pour inachevée qu’elle soit, la pièce se suffit à elle-même, et produit sa dose d’étrangeté et d’effroi, comme si l’auteur avait réussi à capter cette essence de « weird » qui emporte toujours le lecteur.

Entre rêve éveillé, hallucination et singularité neurologique, “Au pays de Pacotille ” relate une bien étrange expérience. L’explication – ou plutôt l’interprétation – que lui donne l’auteur apparaît finalement si logique que le lecteur se demande comment il a pu ne pas la trouver lui-même. Et ceci d’autant plus que l’amateur de littératures de l’imaginaire a pu au gré de ses lectures rencontrer de telles thématiques qui sont très dickiennes – il se pourrait fort bien qu’une telle nouvelle soit à l’origine de l’inspiration de « L’œil dans le Ciel » de Philip K. Dick, où des individus se voient précipités tour à tour dans des mondes tels que les conçoivent chacun des membres de leur petit groupe. Intrigante et démonstrative, cette nouvelle dépasse le cadre de la littérature de genre et, sans avoir l’air d’y toucher, prend une portée quasiment universelle.

Tout aussi bref, mais plus tragique,“ L’Homme qui n’avait jamais vu ” met en scène un aveugle retrouvant la vue après une opération. Il ne parvient pas à saisir ce dont on lui a tant parlé – la lumière – qui dans son esprit oscille entre concept et objet, entre matérialité et mystère. Évidente pour les uns, incompréhensible pour lui-même, la lumière devient obsession et tourment. Nul besoin ici de casse-tête scientifique pour ce phénomène dont les physiciens, entre théories ondulatoire et corpusculaire, n’ont jamais pu déterminer précisément la nature : tout se passe dans un autre plan, comme si une étrange cécité mentale perdurait, comme si la vision retrouvée, bien loin d’apporter des réponses, ne faisait que mettre en évidence ce qui n’a jamais été partagé. Dramatisé par une chute qui, peut-être, n’était pas absolument indispensable, ce récit souligne le caractère irrémédiable de l’incompréhension et de la différence.

Mention spéciale pour « Dix ans après », récit inachevé qui se termine abruptement sur un moment clef après une belle idée de départ, pour un roman tragique qui semble marquer pour C.S. Lewis un autre moment tragique, celui où l’auteur “estimait ne plus être en mesure d’inventer des histoires.” Ce récit qui retrouve les mythes classiques – la prise de Troie et ce qui s’ensuivit – est fort heureusement complété par des « Notes sur dix ans après » de Roger Lancelyn Green (lui-même auteur de fictions et qui fut l’élève de C.S. Lewis) et d’Alastair Fowler (universitaire et critique littéraire, qui fut également l’élève de Lewis), qui rappellent les différentes versions du mythe, tout particulièrement cette notion de l’Eidolon, un double mystérieux qui, à des moments et en des lieux différents en fonction des auteurs (Homère, Euripide, mais aussi Rider Haggard et Andrew Lang), aurait remplacé la véritable Hélène de Troie.

Deux récits de science-fiction viennent agrémenter ce volume. “Anges en mission”, où un vaisseau spatial arrive à l’impromptu sur la planète Mars dans la louable intention d’apporter un peu de distraction féminine à l’équipe en place. Mais les choses ne sont pas tout à fait celles que l’on aurait pu croire et la désillusion est de taille. Humour caustique et ironie grinçante pour cette « chronique martienne » qui sort des canons. Avec “Des formes dans l’inconnu“, mystère spatial et, une fois encore, allusion au mythe pour une fin inattendue et toute en allusion.

C’est donc un fort beau volume en définitive que cette « Tour noire et autres histoires », ensemble de textes rassemblés en anglais en 1977, composant un ouvrage qui était jusqu’alors resté sans équivalent en langue française. Seuls deux de ces récits, semble-t-il, avaient jusqu’ici été traduits en français, mais n’étaient plus depuis longtemps disponibles : “Le Pays de Pacotille” (« The Shoddy Lands », sous le titre « Le Pays factice », dans le magazine Fiction n°38, janvier 1957, traduction de Roger Durand) et “Anges en mission”(« Ministering Angels », sous le titre « Le Contingent de secours » dans la Revue Fiction n° 58, septembre 1958 traduction de Roger Durand également). Cette « Tour noire et autres histoires », composée en majorité d’inédits, est agrémentée d’une préface de Walter Hooper, qui fut secrétaire particulier de C.S. Lewis, et, après la mort de celui-ci, sauva ces textes du bûcher où les membres de la famille Lewis détruisirent les archives manuscrites de l’auteur, un bûcher “qui brûla trois jours durant” (on ose à peine songer à tout ce qui fut perdu durant ces trois jours), d’une longue « Note sur la Tour noire », de Walter Hooper également, et en fin de volume, des “Notes du traducteur” par Bertrand Augier. Au total, un ouvrage passionnant qui manquait aux amateurs de C.S. Lewis, et qui apparaît plus que bienvenu à une époque où les éditeurs semblent oublier le maître des Inklings d’Oxford, la dernière réédition en français d’une œuvre de fiction de C.S. Lewis remontant à plus de dix ans.


Titre : La Tour noire (The Dark Tower and other stories, 1977)
Auteur : C.S. Lewis
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Bertrand Augier
Couverture : Andreync / Shutterstock
Éditeur : Antigone 14
Collection : Essais
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 231
Format (en cm) : 14 x 21
Dépôt légal : mai 2020
ISBN : 9782372330466
Prix : 16 €



Les éditions Antigone 14 sur la Yozone :

- « Le Zen et l’art de l’écriture » par Ray Bradbury
- « Conduire sa barque » par Ursula Le Guin


Hilaire Alrune
17 février 2021


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