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Provenance
Ann Leckie
J’ai Lu, roman traduit de l’américain (USA), SF, 445 pages, avril/septembre 2020, 8,20€

Ingray Aughskold est la fille adoptive de la politicienne Nétano Aughskold, de Hwaé. Pour entrer dans les bonnes grâces de sa mère, peut-être même devenir son héritière, au détriment de son frère Danach, elle tente un coup compliqué : elle fait sortir de prison Pahlad Budrakim, fils déchu du principal rival de Nétano, accusé d’avoir volé les antiquités familiales, grande source de dévotion sur Hwaé. Retrouver ces vestiges apporterait un avantage à sa mère. Hélas, l’homme qu’on lui remet nie être Pahlad. Pire, le capitaine du cargo qui doit la ramener chez elle semble avoir un contentieux avec les Gecks, peuple aussi inconnu que tout-puissant dans l’univers. Alors qu’un vaste conclave se prépare, Ingray et son petit complot semblent un infime grain de sable. Hélas pour la jeune femme, il va drainer les ennuis, jusqu’à former une perle de tensions politiques explosives.



« Provenance » appartient à l’Univers du Radch, la trilogie précédente d’Ann Leckie auréolée du triplé Hugo-Locus-Nebula, dont la traduction avait fait couler beaucoup d’encre, entre l’emploi d’ancillaire comme substantif, et la présence de personnages asexués conduisant à des accords en « ae » lié, avec des « iael », « lae » (lui/elle),« unae », « officiellae », « gueckquae », « lae chheffae adjointae »... qui avaient enflammé les débats sur la langue française et son absence de neutre. La solution est relativement élégante, et après 200 pages on finit par s’y faire. Je ne sais pas quel impact cela avait dans la trilogie de l’Ancillaire, dans « Provenance », disons-le franchement, c’est très souvent assez cosmétique : entendez par là que tous les personnages humanoïdes ne gagnent rien, psychologiquement, narrativement, à être de genre neutre. Je ne me prononce pas pour les non-humains. Au passage, chapeau bas à l’excellent traducteur Patrick Marcel, qui a bien dû s’amuser pour rendre cela immédiatement intelligible...

Tout est politique

L’autrice nous déroule sur 450 pages une intrigue rendue très complexe par la multitude de forces politiques en présence et l’intrication possible de différentes strates d’influence, locales, planétaires et extra-planétaires (avec Tyr, Omken, les Gecks, etc). Elle joue, dans une veine shakespearienne pas déplaisante du tout, sur les fausses identités et les masques, dont la chute retourne la situation. Ainsi, si Ingray, l’héroïne de cette histoire, croit ses plans tombés à l’eau, elle convainc celui-qui-n’est-pas-Pahlad de se faire passer pour tel, et change son plan de récupération des vestiges en chantage contre le politicien Budrakim. Le hic, c’est qu’en fait, Pas-Pahlad est bien Pahlad, les autorités s’en mêlent, le scandale pourrait éclater, et éclabousser Nétano. Alors on manœuvre, on échafaude, mais comme plusieurs joueurs jouent avec les même pions...
Les Omkems viennent s’ajouter à l’équation, avec une archéologue qui veut faire des trous dans une réserve naturelle. Là encore, son travail peut être récupéré par les deux camps. Las, quand elle est assassinée, les retombées sont à la hauteur des espoirs.
Rajoutez à cela que la personne la plus recherchée et la personne la plus puissante à sa poursuite se présentent toutes deux via un mech metamorphe, et les jeux de confusion d’identité sont à un tel paroxysme que l’héroïne se trompe parfois, et nous trompe avec.
Tout cela pour dire qu’entre ceux qui jouent leur partition personnelle derrière leur rôle public, ceux qui changent d’avis et de camp, les masques qui jettent le doute sur l’identité, et les plans qui changent en cours de route, on a là une intrigue bien complexe mais pourtant assez lisible. Merci pour cela à Ingray, qui ressasse à longueur de temps ce sac de nœuds, et nous déroule régulièrement les différentes hypothèses sur les conséquences de ses actes si tel ou tel intervient ou non. C’est néanmoins bienvenu, pour se ménager quelques pauses et resituer tous les camps et les personnages.

Sur le fond, je ne saurai que trop vous vanter la richesse de l’univers, son exubérance même pour qui y met les pieds pour la première fois. C’est complexe au niveau politique, sociétal, et les incompréhensions sont nombreuses, car on suit Ingray, même en naration externe, et qu’elle n’est pas spécialiste du droit hors de chez elle. Si au début on savoure les échanges à fleurets mouchetés sur les procédures, les citoyennetés, et les allégeances au pacte entre les espères, on appréciera également les marqueurs sociétaux, notamment le culte des « vestiges » sur Hwaé : chacun collectionne des souvenirs du temps passé, d’un moment important, billet de spectacle, invitation officielle, voire objets... Au point que certains sont des trésors familiaux, nationaux, et l’intrigue autour de Pahlad tourne autour de ce point, crucial pour cette société. Il aura une grande importance également dans le rebondissement final.

Dépouillé de ses atours SF, et au-delà de ses ficelles de thriller politique, « Provenance » vaut surtout pour le très beau portrait de femme d’Ingray : constamment à se mésestimer, en quête d’une reconnaissance maternelle plus qu’en rivalité avec un frère toujours présenté comme le préféré, peu sûre d’elle, souvent prompte au défaitisme, elle apprend peu à peu à rebondir, à jouer dans cette mascarade politique, mais sans jamais oublier l’humanité des gens qui l’entourent, au contraire de beaucoup qui n’y voient que des pions. C’est cette profonde humanité qui l’aveugle parfois, dans ses relations amoureuses, dans ses décisions impulsives mais auxquelles l’intrigue donnera raison, dans une conclusion un brin attendue (oui, sa mère la choisit comme héritière...). Ingray, petite créature insignifiante, formée pour être un bon outil comme son oncle, réussit, à force de tentatives, d’échecs et de rebondissements, à se révéler à elle-même et aux autres dans toute sa grandeur.

Le mieux est l’ennemi du bien

En conclusion, « Provenance » est un roman très complexe, bourré d’intrigues politiques et de faux-semblants, portée par une héroïne qui agace souvent mais respire l’humanité au milieu de ce panier de crabes où tous semblent prêts à se poignarder dans le dos. On se dit régulièrement que la surcouche de SF est presque cosmétique, tant les mécaniques sont théâtrales et certains détails de race ou de terminologie presque superflus. Cela rend la lecture souvent un rien trop ardue, fatigante le (long) temps de l’immersion dans tout cela, avant de devenir réellement prenante dans un second temps, jusqu’à un happy end au statut quo là aussi un peu attendu et décevant.

Assez paradoxalement, malgré la richesse de l’univers et la complexité des intrigues politiques, la faible envergure de l’histoire et cette surabondance formelle me laisse de « Provenance » une sensation mitigée, celle de beaucoup d’efforts (de la part d’Ann Leckie, mais aussi de ma part de lecteur) pour en fait assez peu de fond, un portrait de femme qui fait face à un monceau d’embûches.
J’ai Lu vient de sortir « La Tour du Freux », incursion de l’autrice dans la fantasy, et je me dis qu’à peu de choses « Provenance » aurait très bien pu s’inscrire dans ce genre-ci plutôt qu’en SF.


Titre : Provenance (Provenance, 2017)
Univers : Les chroniques du Radch (indépendant)
Autrice : Ann Leckie
Traduction de l’américain (USA) : Patrick Marcel
Couverture : Studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : J’ai Lu, 2018)
Collection : SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 12932
Pages : 445
Format (en cm) : 18 x 11 x 2,5
Dépôt légal : avril 2020 (parution : septembre 2020)
ISBN : 9782290228807
Prix : 8,20 €



Nicolas Soffray
1er janvier 2021


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