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Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod
Christophe Siébert
Au Diable Vauvert, nouvelles / roman à facettes (France), 369 pages, mars 2020, 20€

La RIM, République Indépendante de Mertvecgorod, état (fictif) coincé entre la Russie et l’Ukraine, s’émancipe de ses voisins dans les années 1990. Trente ans plus tard, en 2025, le chaos et l’horreur semblent avoir atteint leur paroxysme. Dans la capitale, un gourou détourne un drone de sécurité pour commettre un attentat... qui échoue mystérieusement. Autour de la gigantesque décharge à ciel ouvert, balafre au cœur de la ville, une faille s’ouvre... Voilà pour l’extraordinaire. Pour le quotidien, les oligarques règnent et s’entretuent plus ou moins discrètement, la presse est muselée, les indépendants ne font pas de vieux os. Les vigiles, employés des sociétés privées, pilotent des drones assassins, sans pitié dans certains quartiers, soigneusement aveugles dans d’autres. Dans les immenses quartiers populaires, la drogue, le sexe et la violence abondent.



En 21 nouvelles, l’auteur brosse le portrait en coupe réglée d’une ville et d’une société malades [1]. Ce livre rassemble des textes publiés ces deux dernières années, un peu épars, et bon nombre d’inédits, pour former un roman à facettes : chaque texte, chaque narrateur nous donne à voir un temps de sa vie, de son époque, témoigne, dénonce, raconte. L’horreur, bien souvent.

Les premiers textes donnent la parole à des journalistes. Le premier, français, est venu interviewer Nicolaï le Svatoj (« le saint »), gourou, icône pop et sexuelle, à la tête d’un mouvement paramilitaire qui pourrait inquiéter les politiques en place. Après un jeu de piste, digne de la guerre froide, pour rencontrer le grand homme, il en brosse le portrait, entre discours mystique et activisme politique. Il a encore ce détachement professionnel d’un Européen extérieur. Timur, lui, est standardiste de nuit pour un journal d’opposition, chargé de faire le tri dans les appels nocturnes des désaxés. C’est ainsi qu’il accepte de retrouver une fille, droguée, qui se prétend impliquée dans les récents rapts aveugles d’enfants. Timur va être obligé de les regarder, elle et deux autres, violer les gamins, équipés de casques VR et d’implants qui leur renvoient la douleur qu’ils infligent. Une performance pour réveiller les masses, soi-disant.

Puis c’est le fils d’un oligarque, violé petit par son oncle, qui demande à une boîte de prod’ nommée Sex is Violent de reproduire en live l’attentat qui a tué son père. Est-ce pour comprendre comment sa maîtresse en a réchappé ? Non, c’est pour lui une délivrance psychologique, mais aussi sexuelle. Peu importe combien cela coûte, que les acteurs meurent dans la reconstitution, l’argent coule à flots...

On en est qu’au 4e texte, et je ne vous livre là que le fond, suffisant pour donner la nausée, et Christophe Siébert a l’air de nous enfoncer dans les ténèbres, dans le cauchemar, aiguisant notre curiosité par du mystère, du non-dit de ses personnages, si bien que comme eux, comme ceux qui témoignent, pas ceux qui agissent, nous avançons à reculons, certains que le pire est à venir, mais nous avançons quand même, avec une fascination morbide, ou le maigre espoir que parfois, un rayon de soleil émergera.
Je vous rassure, au milieu des ordures, de la mort, de la drogue, du sexe, ces îlots de lumière existent, certes pas bien brillants, mais mieux que rien. Il y a “Le Lit” aux accents rappelant fortement Kusturica et ces contes tragi-comiques typiques de l’Europe de l’Est : après le décès de sa grand-mère dont il prenait soin, Igor se refuse à dormir dans le lit de la défunte, et en une sorte d’hommage, dépense tout son héritage dans un lit neuf, moderne, gigantesque, et une fête. Le lendemain, l’objet neuf a subi tous les outrages, et est bon pour la décharge. “Camgirl” (malgré son titre) est très léger et allusif, “Macha et Michka” fait entrevoir une « normalité » presque douce, ou encore l’ultime “L’amour n’est pas une maladie infantile” mélange amour interdit et fin du monde.

Les autres textes nous emportent au plus sombre d’une république post-soviétique, minée par l’argent, les luttes de pouvoir, saturée de technologies coûteuses au service des puissants, et d’une population gangrenée par la violence et la drogue pour oublier sa misère. Mertvecgorod est saturée de pollution, les cancers et autres maladies abondent, l’espérance de vie, et quelle vie, est faible. Sauf à vouloir, pouvoir quitter les quartiers qui bordent l’immense décharge, clapiers où s’entassent tous ceux qui n’ont presque rien. Même quand il ne se passe rien, on frôle le cauchemardesque permanent, et pourtant l’auteur parvient à nous décrire les faits et gestes, pas toujours reluisants, de ceux qui arpentent ce labyrinthe de béton souillé par toutes sortes de substances.

Pour rendre son univers plus réaliste, Siébert parsème ses textes d’un sabir local, yaourt de termes anglophones ou internationaux aux sonorités et aux caractères russifiés, parfaitement compréhensibles dès la première lecture, sans avoir à se rabattre sur le lexique final.

Je ne dirais pas qu’on finit par s’habituer à ce voyeurisme morbide, à cette ultra-violence qui colonise tous les champs de la vie courante, mais l’ouvrage fascine indéniablement, par son apparente absence de limites, sa puissance d’évocation visuelle souvent renforcée par une narration interne. On s’accroche à ces destins terribles, à ses personnages souvent très abimés et malheureux, même si leur réponse au mal-être consiste à faire mal aux autres.

Et c’est une fresque, sur plusieurs années, un patchwork, comme l’annonçait le titre, d’un monde et de sa fin, aux origines aussi variées que les regards qui nous permettront de l’aborder, qu’il s’agisse du gourou, d’un pilote de drone ou de complotistes. On trouve quelques allusions discrètes à Chtulhu et à d’autres forces anciennes, réponses multiples au blasphème envers la Nature et l’Humanité qu’est Mertvecgorod.

Oeuvre excessive, miroir sans concession du pire de l’humain, « Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod » prend aux tripes, les broie, les liquéfie. Mais pour qui saura dépasser, accepter, composer avec sa noirceur et sa violence abyssales, ce roman à facettes ensorcellera, au sens premier du terme, comme un grimoire maudit.


Titre : Images de la fin du monde : Chroniques de Mertvecgorod
Auteur : Christophe Siébert
Couverture : Olivier Fontvieille
Éditeur : Au Diable Vauvert
Collection : Littérature française
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 369
Format (en cm) :
Dépôt légal : mars 2020
ISBN : 9791030703252
Prix : 20 €



Nicolas Soffray
5 janvier 2021


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