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Encre, de Verre et d’Acier (D’)
Gwendolyn Clare
Lumen, roman (USA), uchronie fantastique, 465 pages,mai 2018, 15€

Elsa, fille de Jumi, n’est pas Terrienne : elle est née sur, ou plutôt dans Veldana, un livre-monde écrit par le scriptologue Montaigne. Sa mère est elle aussi capable « d’écrire » des mondes cohérents et viables, et c’est sans doute pour cela qu’on l’a enlevée ! Elsa prend en chasse les ravisseurs et traverse un portail, qui la conduit sur Terre, à Paris en 1891, dans le bureau incendié de Montaigne, devant le cadavre du savant. Son premier réflexe est de sauver des livres des flammes, et d’enrager de ne pas trouver celui de Veldana ! Son monde va-t-il disparaître, brûlé ?
Grâce à un livre-de-traverse de son invention, elle « saute » jusqu’à Amsterdam, chez le mentor de sa mère, Alek de Vries. Avec le vieil homme, elle revient fouiller les décombres. Comme elle s’intéresse à une Pascaline, une machine à calculer, très abîmée, de Vries l’emmène d’urgence chez son amie Gia, à Pise, à la Casa della Pazzia, la « maison des fous », car il soupçonne la jeune fille d’être polymathe, c’est-à-dire un génie non seulement en scriptologie, comme sa mère, mais aussi en mécanique ! En cette époque où les puissances nationales se font encore la guerre, de tels génies ne sont pas à l’abri en France, mais ils disposent d’une protection en Italie, où s’est établi l’Ordre d’Archimède, des savants qui refusent de vendre leur génie aux militaires.



Elsa va rencontrer trois ados de son âge : Porzia, fille de la maitresse de maison et scriptologue, Leo, mécanicien beau parleur et beau garçon et Faraz, alchimiste d’Afrique du Nord. Très indépendante, la Veldanienne va mettre du temps à leur faire confiance, et à se laisser apprivoiser, avant de découvrir les joies et les forces de l’amitié et de la solidarité. Tandis qu’Alek et Gia s’enlise dans des réunions du conseil, les quatre ados vont chercher Jumi.

Ils découvriront que derrière son enlèvement se cache Garibaldi, fils du général qui échoua, 30 ans plus tôt, à unir les royaumes italiens, son armée décimée par une invention d’un pazzerellone, comme on appelle ces génies. Et que Leo est son fils, qu’il a abandonné en se faisant passer pour mort. Soutenu par les Carbonari, un groupe « terroriste » n’hésitant pas à assassiner, il n’a pas renoncé au projet de son père, et compte utiliser la scriptologie pour changer la réalité de la Terre...

C’est une très élégante uchronique que celle de Gwendolyn Clare, doublée d’un très bon roman d’apprentissage.
La scriptologie, la création de mondes, immenses ou minuscules, inscrit le diptyque dans la ligne de la trilogie « Myst » de Rand Miller et David Wingrove (fin des années 90) d’après le jeu vidéo originel (si vous y avez joué, vous êtes vieux...) ou plus récemment (2010), et plus connu, « Coeur d’encre » (adapté au cinéma), « Sang d’Encre » & « Mort d’Encre » de Cornelia Funke. Toutes ses histoires placent tour à tour les héros dans le rôle de démiurges tout-puissants, changeant un monde d’une ligne, d’une phrase, mais tout aussi à la merci des conséquences terribles dues à une mauvaise tournure ! Elsa et Porzia insistent bien sur les bases de leurs univers : pesanteur, sol, air respirable... On peut tuer d’un trait de plume, ou pire, changer de personnalité, perdre son libre-arbitre. Les gens de Veldana sont les premiers humains « autonomes », mais cela n’a rien de définitif...

L’héroïne, Elsa, est une ado scientifique solitaire, n’ayant toujours vécu qu’avec sa mère, tout aussi exigeante, sur un monde créé de toutes pièces. Pour Elsa, tout obéi à des règles, toute chose a une utilité, une fin. Sa découverte de la Terre la désoriente et l’éblouit à la fois : les hasards de la Nature, comme les coquelicots dans les champs de blé, dépassent tout ce qu’elle pourra scripter.
Mais si la beauté de la nature l’émeut, elle reste très réservée sur les humains, avec lesquels elle ne se sent pas à l’aise. L’interaction sociale n’est pas son fort,et elle froisse Leo, trop beau parleur et séducteur, avant de se mettre à dos Porzia. Les jeunes pazzerelonnes ont pourtant un lourd passé : Leo est orphelin, son père et ses frères morts dans un incendie, Faraz a été vendu par son père à un alchimiste, qui l’a fait quitter l’Afrique du Nord quand on y a traquer les génies. Porzia, la fille de la maison, doit endosser la responsabilité de tous les enfants réfugiés lorsque sa mère s’absente. Tous trois s’entendent et se chamaillent, et forment une famille, à laquelle Elsa refuse d’abord de participer. Il faudra à chacun du temps pour l’apprivoiser, lui faire accepter leur aider. Découvrir qu’elle est polymathe va refroidir Leo, n’appréciant guère la concurrence dans son domaine, et encore moins d’être dépassé. Elsa et lui vont se tourner autour, aidés en cela par Casa, l’intelligence artificielle qui gère la maison.

Leo est aussi très intéressant. Il a passé des années à surmonter le traumatisme de la mortd e sa famille, et apprendre que c’est un mensonge le blesse cruellement. Pire, que son père l’ait écarté parce qu’il l’a jugé moins intelligent que son frère aimé, un autre polymathe, révolte le jeune homme, déjà touché dans son estime par les talents de la nouvelle venue de Veldana. Il va donc mettre d’autres talents à profit, et donner tort à son père, leur ennemi à tous.

Le roman va tambour battant, l’aventure est sans temps mort, et l’autrice ne laisse pas planer les doutes pendant des chapitres entiers. Au contraire, elle n’hésite pas à nous envoyer une nouvelle révélation ou péripétie importante dès qu’on aura encaissé la précédente. Les événements s’enchainent avec logique, tant dans la Case pisane que du côté des méchants, dont le plan n’a rien d’hasardeux.

C’est donc un grand plaisir à lire. On redécouvre sous un jour nouveau une période souvent mal connue, l’unification italienne, dans une uchronie intelligente qui s’appuie sur des faits réels. La magie des livres-mondes, des univers de poche est très bien employée, que ce soit pour justifier des raccourcis bien pratiques (Elsa a un atelier avec tout son matériel et une ligne fait « apparaître » les objets dont elle a besoin) que pour créer des embûches obéissant à d’autres lois physiques (dont un redoutable labyrinthe). La cohabitation entre une Terre alternative, peuplée de génies scientifiques, et des mini-univers spécifiques, magiques, comme coups de pouce aux personnages, donne une ambiance qui n’est pas sans rappeler les derniers « Harry Potter », lorsque le trio est débarrassé des freins de l’école (le livre-de-traverse vaut le transplanage). On le ressent aussi dans les relations entre les personnages, très bien traitées, que ce soit le flirt malhabile entre Elsa et Leo ou l’apprentissage de l’amitié et de la confiance par la Veldanienne.

Bref, de l’aventure magique de qualité pour grands ados / jeunes adultes (et moins jeunes) !

Ce premier tome se finit sur un coup de théâtre, forcément, qu’on ne tardera pas à clarifier en lisant le second volet : « De Brume, de Métal et de Cendre ».

Un dernier mot sur la très belle couverture, à elle seule une invitation suffisante à découvrir cette histoire.


Titre : D’encre, de verre et d’acier (Ink, iron and glass, 2018)
Série : (pas de titre de série) 1/2, suite et fin avec « De Brume de Métal et de Cendre »
Autrice : Gwendolyn Clare
Traduction de l’américain (USA) : Mathilde Montier
Couverture : Mike Heath, Magnus Creative
Éditeur : Lumen
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 465
Format (en cm) : 22,5 x 14 x 4
Dépôt légal : mai 2018
ISBN : 9782371021679
Prix : 15 €



Nicolas Soffray
6 juin 2020


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