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Sortie de rails
Léon Cornec
Pocket, n°17804 , essai / document, 253 pages, février 2020, 6,95 €


Électricien de formation, Léon Cornec travaille pour la SNCF, la RATP, et pour un de leurs sous-traitants, ici renommé Htransport. Dans cet ouvrage qui est à la fois mémoire, essai et document, il rapporte, en modifiant les noms, les souvenirs de ses débuts, de ses avancements successifs, et pour finir du moment où il jettera l’éponge. Bienvenue dans le monde du travail, de l’exploitation, et de l’insécurité ferroviaire.

« Les câbles sont glacials et tellement durs que je suis obligé de me battre avec eux comme avec des serpents indociles. Je les délove en me cassant le dos, tombe avec eux dans l’humidité. Je les prends par la tête et les enfonce avec hargne dans les trous pleins d’eau et de cailloux. »

Des guetteurs (nommés « annonceurs », binômes chargés de veiller de tous côtés pour éviter que leurs collègues ne se fassent écraser sur la voie) tantôt efficaces et souvent ivres bien avant l’aube, des glandeurs et des bosseurs acharnés, des méticuleux et des désinvoltes, des soucieux et des inconscients, des contremaîtres psychopathes, et surtout de vrais moments de folie : chez Léon Cornec et chez Htransport, le gonzo frôle le réel, à moins que ce ne soit l’inverse.

« Un train passe, je vois les étincelles exploser entre le pantographe et le caténaire, qui se frottent avec un bruit terrible. Il file sous moi à plus de cent cinquante. Je suis enfermé dans un tourbillon de turbulence magnéto-venteuse qui me cloue sur le sol de la nacelle, rouillée mais encore solide. Je ne peux que subir la tempête, cramponné au fer. »

Si Léon Cornec n’est (pour l’instant) ni Jack London ni Zola, il s’en sort en condensant des années de travail sur un peu plus de deux cents pages, en chapitres qui se déroulent à très grande vitesse. Il écrit avec la hargne, avec les poings, mais pas toujours sans style. Il met dans son livre l’énergie qu’il a déployée dans les ateliers, dans le froid, avec ses équipes, contre les intempéries, contre la désorganisation, contre les retards, contre les imprévus, contre la montre. On est pris dans la précipitation et l’hystérie des chantiers, dans les programmations qui déraillent, dans les beuveries qui s’improvisent. On le sait depuis toujours : l’alcoolisme se porte bien chez les employés des chemins de fer et si les locomotives sont passées du charbon à l’électricité, les cheminots, eux, en sont toujours au moteur à alcool. Pourtant, si ces problèmes sont abordés plus d’une fois, si les inconséquences et les erreurs des uns et des autres sont mentionnées à maintes reprises, il n’y a jamais de jugement ni de ressentiment de Cornec contre ceux qui survivent tant bien que mal dans ce monde de fous : plutôt du constat, avec, derrière, une empathie qui n’est jamais très loin.

« Un chien est déchiré en deux, vraisemblablement écrasé par un métro, ses tripes étendues sur les voies, la langue pendante et le crâne défoncé. »

Un travail qui est souvent dur, très dur, avec des contraintes à la limite du supportable. Entre excréments et carcasses d’animaux morts ou en putréfaction, entre voleurs et rôdeurs dangereux, parmi des équipes composées de sans-papiers incapables de manier simplement une perceuse ou une tronçonneuse, recrutés par des sous-traitants sans scrupules se vantant de poser un aiguillage – et dans quelles conditions – pour moitié du prix habituel, avec une impunité vis-à-vis des accidents mortels et des amputations de membres, les chantiers ferroviaires ont de quoi donner des cauchemars aux moins sensibles. Et à plus forte raison à l’auteur (par ailleurs peintre, sculpteur, musicien et vidéaste) qui sans le vouloir se retrouve plongé dans les pires remugles du passé, en allant chercher du matériel dans les wagons ayant servi à transporter les Juifs vers les camps de la mort et conservés depuis la Libération du côté du Bourget.

« Ils vendent des terrains, aussi. Des centaines de mètres carrés constructibles, un pognon monstre ! Et plutôt que le fret, ils ont préféré investir dans le transport routier. Rien à foutre de l’air commun, les camions nous empoisonnent. Et maintenant on remet des autocars sur les routes. Ils vont faire pareil avec le transport de passagers. Il n’y aura plus que des lignes TGV pour les bourges. »

L’histoire de la SNCF et de ses sous-traitants que raconte Léon Cornec, c’est aussi celle d’une réussite et d’un échec. C’est la bascule d’une technologie qui rêve de détrôner l’avion, le ver de terre qui s’est pris pour Icare, le tortillard qui s’est fantasmé Concorde. C’est, en filigrane, l’histoire de la négation de la vocation première du train, le mépris de l’usager au profit du touriste pressé et du cadre friqué. Le passager standard, lui a été laissé sur la voie, et la très grande vitesse, c’est surtout celle à laquelle on l’a fait descendre de son train habituel – remplacé, y compris sur bien des lignes courtes, par des trains plus rapides (à condition de ne pas compter les retards) et à des tarifs devenus trop délirants pour que les gagne-petits puissent continuer à l’utiliser pour aller travailler. Un train à grande vitesse objet de prestige qui pourrait bien devenir non pas une vitrine technologique mais le nouvel emblème d’une fracture sociale qui n’en finit pas de s’élargir. Car les inégalités, les économies et l’argent, à travers cette « Sortie de rails », sont là à tous les niveaux : automatisation forcenée, exploitation des laissés-pour-compte, pharaoniques projets pour Dubaï. Pourtant, tout cahote sans cesse. Derrière les objets de prestige, les choses ne sont ni propres ni belles, et les accidents mortels n’ont rien d’exceptionnel. Léon Cornec, sans fard, révèle la réalité crue des forçats du rail, des bagnards de la traverse, des galériens de l’aiguillage, des grognards énolisés du ballast. Un monde réel qui fait frémir, et dont on préférerait qu’il ne soit qu’une fiction.


Titre : Sortie de rails
Auteur : Léon Cornec
Couverture : Pimpant ! Studio / Ronaldo De Oliveira
Éditeur : Pocket (édition originale : Robert Laffont, 2019)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 17804
Pages : 253
Format (en cm) : 10,8 x 17,7
Dépôt légal : février 2020
ISBN : 9782266306744
Prix : 6,95 €


Essais et documents Pocket sur la Yozone :

- « L’homme qui aimait trop les livres » par Allison Hoover Bartlett


Hilaire Alrune
3 juin 2020


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