Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Cuits à point
Elodie Serrano
ActuSF, Dad Wolf, roman (France), fantasy victorienne, 296 pages, février 2020, 19,90€

Fin XIXe. Gauthier et Anna sont « démystificateurs » : ils parcourent le pays pour traquer les pseudo-manifestations fantastiques, fantômes de grenier et esprits frappeurs, et dévoiler les manipulations de charlatans et escrocs abusant de crédules plus ou moins riches. Appelés à Londres par la Chambre des Lords, ils doivent faire équipe avec Anton Lloyd, un homologue anglais pour sa part convaincu de l’existence de forces occultes et de créatures merveilleuses. Cela provoque des étincelles avec l’ultra-cartésien et je-sais-tout Gautier.
Londres subit un étrange phénomène météo : en plein hiver, la canicule s’est abattue sur la ville, degré par degré. Localisant l’épicentre du phénomène sur le chantier du métro, les démystificateurs découvrent un dragon enfoui sous terre, en fin d’hibernation. Le manque de subtilité du Français achève de le réveiller et pas de bonne humeur.



« Cuits à point » était intrigant, avec un titre aussi peu académique et une couverture clairement victorienne. Las, malgré de bonnes choses, on reste sur sa faim. D’abord parce que l’écriture n’a guère de relief, ensuite parce que rapidement, on s’ennuie, attendant impatiemment de l’imprévu qui n’arrivera jamais.

Archétypes

L’entrée en matière est accrocheuse, avec une mission de démystification dans une maison bourgeoise au fond de la Bourgogne. Cela permet de découvrir les deux protagonistes, Anna, jeune veuve italienne et son formateur, hautain et casse-pieds Gauthier. On ne pourra s’empêcher de rapprocher la première d’Alexia Tarabotti, l’héroïne de Gail Carriger, mais Anna est bien moins pétillante. Gauthier, c’est Sheldon Cooper dans « The Big Bang Theory » : je-sais-tout, macho, hypocrite, chauvin, un Français bien de son temps. Si Anna estime son apprentissage terminé, lui continue de la traiter en inférieure, notamment parce que c’est une femme.
La question du féminisme, de la place des femmes en général est centrale dans « Cuits à point ». A la timorée Anna fait écho Maggie, la nièce d’Anton, incarnation de la nouvelle génération qui refuse les carcans sociétaux autant que les corsets et les jupons. Anton est quant à lui le seul à ne pas distinguer Anna par son genre, appréciant qu’elle soit moins bornée que Gauthier. Ce qui n’est pas le cas de la chambre des Lords, incarnation absolue du conservatisme politique et social.
C’est Anna qui fera l’arbitre entre Gauthier et Anton, à l’encontre de son sang d’Italienne, et calmera toutes les chamailleries entre les deux professionnels, les piques ironiques de l’Anglais répondant à la pédanterie et au cartésianisme forcené du Français. En plus de Maggie, deux autres personnages incarnent le pouvoir féminin, deux reines : Liana, celle des sorcières, et celle d’Angleterre. La première, après une rencontre tout en non-dits, déboulera contre le dragon façon Captain Marvel, en volant et jetant des éclairs, mode ultra-badass hurlant haut et fort la puissance du pouvoir féminin, sans nuance. C’est symptomatique des difficultés de l’autrice à infuser son message dans sa prose en se cantonnant à des éléments visuellement simples mais psychologiquement bien plus fort, comme le port de pantalons, qu’elle brade assez rapidement.

On devine ce qui va arriver, les personnages nous annoncent ce qui va arriver et, surprise !, tout se passe comme annoncé...

Las, donc, disais-je, car toute l’intrigue de « Cuits à point » se résume à cela : des chamailleries ponctuelles entre les deux hommes, tenants de deux visions opposées du surnaturel, tempérées telle la maman de deux garnements par une héroïne timorée. L’histoire est linéaire au possible, sans surprise, et d’une montée en puissance très hollywoodienne : après un repas feutré et des recherches en bibliothèque, l’interrogatoire de quelques personnages secondaires cantonnés à leur fonction (ingénieur, géologue), on tombe sur le dragon, qui sort, ravage tout, accepte de négocier, puis re-badaboum quand les Lords, bien évidemment, tentent sans finesse de jouer les gros bras avec de la poudre à canon.
Dès la mi-parcours, les personnages ne sont plus acteurs, mais simples spectateurs, les rebondissements sont très limités et jamais rien ne va à l’encontre des événements prévus, tout est extrêmement attendu, de la trahison des Lords à l’émergence des pouvoirs de Maggie.
D’un point de vue narratif, le principal souci vient qu’à l’exception du quatuor, qui n’évolue que peu (Anna finit vaguement par s’imposer et Gauthier part lâcher du lest),, il n’y a que quatre personnages secondaires (Liana, la reine, les Lords, le dragon) et qu’une fois leur scène dite, il n’y a plus grand-chose. Donc l’action est « lancée », comme dans un film à effets spéciaux, pour combler ce vide d’interactions qui font tout l’intérêt d’une fiction. Au même titre que les personnages, on est donc condamné à regarder, en spectateurs, se jouer un spectacle déjà vu cent fois.

Je citais Gail Carriger plus haut : il y a chez Elodie Serrano des traces de ce peps, ce piquant, cette capacité des personnages à se mettre à contre-temps de la situation, par leur caractère. Mais des traces uniquement, car ils sont trop stéréotypés, ou pas assez exubérants pour relever une intrigue extrêmement terre-à-terre et indigente. Liana est totalement sous-exploitée, sa rencontre promet des jeux d’influence forts, son retour en superwomen les enterre tous. Le dragon était également prometteur, ce sera vite oublié. Il y a une pointe de ridicule dans leur rencontre avec la reine, mais il est un peu tard...
Certes, on pourra noter la confrontation entre deux temps, un passé merveilleux, opposé au modernisme des zeppelins et du métro, qui se télescopent. Ou encore deux mondes, l’ancien, conservateur, masculin, de Gauthier et des Lords, et le nouveau, féminin, de Liana et Maggie. Mais c’est d’une évidence assez caricaturale, jamais on ne sort du schéma plaqué. Sans grande subtilité, sans nuances, sans vie propre.

En résumé, le roman d’Elodie Serrano a le défaut de ses personnages : à trop croire à la rationalité, il en a oublié au passage toute idée de fantaisie, de merveilleux, se cantonnant à un récit pragmatique d’une aventure inhabituelle.
Tout cela manque d’imprévu, d’audace, y compris stylistique, la platitude de la prose, très descriptive et académique, étant parfaitement à l’unisson du fond. Le résultat est donc assez décevant, car passées les 100 premières pages réellement accrocheuses, tout aura été plan-plan, téléphoné, on n’aura été ni surpris, ni enthousiasmé, toujours dans l’attente d’un rebondissement, d’un vrai, qui ne sera jamais venu.

Vraiment dommage.


Titre : Cuits à point
Autrice : Élodie Serrano
Couverture : Dogan Oztel
Éditeur : ActuSF
Collection : Bad Wolf
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 296
Format (en cm) :
Dépôt légal : février 2020
ISBN : 9782376862376
Prix : 19,90 €, également disponible en numérique.


Signalons également une bonne quinzaine de coquilles grossières.


Nicolas Soffray
11 avril 2020


JPEG - 27.4 ko



Chargement...
WebAnalytics