Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Dictionnaire des mots parfaits
Belinda Cannone et Christian Doumet
Thierry Marchaisse, essai, 209 pages, avril 2019, 16,90 €

Belinda Cannone et Christian Doumet avaient tout d’abord proposé un « Dictionnaire des mots manquants » où quarante-quatre auteurs étaient invités à tenter une “triangulation méthodique du vide” et à élaborer à travers le lexique une “cartographie du manque”, puis convié quarante-quatre auteurs à un exercice opposé : parler, dans le « Dictionnaire des mots en trop », de ces mots que l’on aimerait voir disparaître, non pas dans un désir d’éradication ou simplement d’élagage, mais dans une optique différente et plus porteuse de sens. C’est à une nouvelle approche et à un nouvel abord atypique de la langue que se livrent, invités à définir un juste milieu entre ces deux tomes, près de cinquante auteurs avec ce « Dictionnaire des mots parfaits ».



PNG - 214.1 ko

La préface de Belinda Cannone s’ouvre avec un souvenir d’enfance de Michel Leiris : on le devine d’emblée, plus encore qu’avec les mots manquants et les mots en trop, ces mots parfaits seront affaire de personnalité. Difficile dès lors de ne pas songer aux « Voyelles  » de Rimbaud  : le mot parfait est liaison, évocation, affaire de vécu, de sentiment individuel, de synesthésies. Nul étonnement, donc, de lire dans cette préface des expressions comme “échos secrets” ou “subjectivité revendiquée”. Aussi glanera-t-on dans ce volume, pour chaque contributeur, un mot “précieux, attaché par des fils personnels à la biographie de son amateur”, amateur qui cherche à “vivifier le dictionnaire, à y faire résonner des potentialités nouvelles, à constituer, par piratage, un butin propre.” En définitive, pour le lecteur, une invite à glisser dans “le territoire intime de chaque auteur, dans ces recoins où se dissimulent souvenirs, émotions, éléments d’une vision du monde et fleurs d’idiosyncrasie que les mots manquants, en trop ou parfaits, portent au grand jour.”

Géneviève Brisac et Franck Lanot tombent d’accord sur un même mot, une même évidence, à savoir « parfait », le second avec une concision accomplie, alors qu’un tel choix aurait été ressenti par d’autres comme “prétentieux et quasi blasphématoire”, par exemple par François Debluë à qui « justesse » suffit amplement ou pour Véronique Ovaldé qui, elle, se contente du mot « adéquat » aimé depuis l’enfance – alors que pour Jacques Jouet le mot parfait n’est pas « parfait » mais au contraire le mot « impropre ».

La perfection ne serait-elle pas la concision, ces mots qui en très peu en disent beaucoup ? Ce sera « univers » pour Henri Raynal, avec l’unité et la diversité indénombrables, l’infini évoqué par « astrophysique » pour Pierrette Fleutiaux, ce « rond » qui a lui aussi plus d’une prétention à l’infini pour Jean-Michel Delacomptée, ou même ce « point » qui, pour Jérôme Meizoz, “semble atteindre la perfection quand il se décline sur une palette élargie.” Mais il est d’autres vastitudes, d’autres palettes que celles de l’espace et de la géométrie : ce seront celles de « chose » pour Alain Leygonie, d’« aventure » pour Jean-Philippe Domec, de l’exquis « bouquiniste » qui pour Françoise Bordes recèle entre autres la “conspiration des amateurs de livres de main seconde”, ou du « patronyme » au sujet duquel Marcel Benabou rappelle que le sémiologue Charles S. Peirce parlait de “possibilité infinie d’engendrements de significations ”. Infinis, peut-être pas tout à fait, mais néanmoins vastes sont le « bal » vu par Dominique Barbéris, comme un mot “développant de larges ondes de sens, musicales et circulaires” et renvoyant à mille références littéraires, « air » et cadence », mots aux sens multiples qui suivent et qui accompagnent pour Didier Pourquery, « hôte » pour Cécile Ladjali, ou encore « métamorphose » pour Béatrice Commengé, dont se rapproche le « nuage » sans cesse changeant de Dominique Barbéris.

Espaces, géométries, transformations, mais le mot parfait peut aussi être plus spécifique à l’humain, plus proche du sentiment ou de l’âme. Ainsi, Nathalie Azoulay hésite entre le mot « chagrin » qui grave dans la peau “le cadastre de nos récidives les plus intimes’’ et le mot « chair » qui relève de ces “sondes existentielles grâce auxquelles s’entreprennent les forages qui mesurent la profondeur du monde.’’ Beau texte également pour « vaillance » qui “ est de belliqueuse extrace, sue la lutte, fut guerrier (…) sait se taire, sait se tenir, a la peau dure » par Marie-Hélène Lafon. Mais pour Max Dorra le mot idéal, comme le lapsus, peut-être de pure circonstance et ne se définir qu’en fonction des personnes entre qui il se dit ou s’écrit : une erreur de frappe au bon endroit, au bon moment, au bon destinataire, et c’est la perfection qui s’invite.

Humain encore avec d’autres mots qui de manière plus évidente recouvrent beaucoup, entre sentiment, objet, art et durée comme le « grotesque » de Bertrand Leclair ou la « discorde » sans laquelle, depuis les anciens mythes, explique Laurence Werner David, la littérature ne serait pas ce qu’elle est. Valérie Zenatti opte pour « éphémère » qui lui procure des joies durables, alors que son antithèse « éternité » séduit Frédérique Deghelt, entre autres parce qu’il est une belle anagramme d’ « étreinte » (étreinte qu’abordera par un autre biais Belinda Cannone, qui, à travers le mot « foulque », rappelle que le vocabulaire est un outil pour mieux saisir et embrasser le monde). Et l’on retrouvera l’éphémère avec les figures de Lichtenberg de la « fulguration » de Simonetta Greggio, et des durées ou des répétitions avec « été » pour Christian Doumet ou « lever » pour Belinda Cannone.

Et puis il y a les atypiques, les inattendus, ceux que l’on déguste avec un ravissement tout particulier. Ainsi Pascal Commère se régale-t-il de « venaison », mot “traversé du souvenir fiévreux des battues”, Nicolas Mathieu s’enivre-t-il du « cubitainer » qui “transforme le prosaïsme des foires et des fêtes foraines en chevalerie des dictionnaires’’, tandis que Jean-Marie Blas de Roblès, élit « apathéiste », néologisme forgé par un spécialiste des mythologies pour désigner celui qui est définitivement indifférent à la notion de divinité, que Christophe Pradeau retient tout d’abord « ambre », un mot “qui s’empourpre un instant puis s’éteint” dont il a appris à guetter les récurrences dans l’œuvre de Victor Hugo, puis l’aérien « masulipatan », si léger qu’il a fini par s’envoler des dictionnaires, qu’à l’inverse Sylvie Lemonnier apprécie le « rhododendron » car il est à la fois un “poids lourd du dictionnaire” et “d’une belle opulence graphique et phonétique” et que Charles Ortlieb sélectionne « varlope » pour ses deux monosyllabes “aussi stables à l’usage qu’un guéridon de salon ou qu’une canne tripode”. Entre passé et présent, Lucile Bordes s’enthousiasme pour un indémodable et lui aussi enthousiaste « épatant » et Jérôme Meizoz pour le délicieux et non moins indémodable « saperlipopette » qui “dédramatise toute embrouille, ensoleille tout échange”. On n’oubliera pas, au registre des inattendus, le « tant pis » ambigu de Frank Lanot qui hélas reste imparfait mais – tant pis – “se dissout comme un génie et s’en retourne dans sa lampe.”

Tout comme le « Dictionnaire des mots manquants » et le « Dictionnaire des mots en trop », ce « Dictionnaire des mots parfaits », composé par un vaste éventail de personnalités – romanciers, dramaturges, poètes, essayistes, historiens, enseignants, journalistes, photographes, artistes – propose donc une multitude d’approches et de focalisations. Si dans ces soixante-sept essais rendus par cinquante et un auteurs, qui vont chacun de quelques lignes à quelques pages, quelques textes – mais c’est une loi du genre – fleurent plus la réponse à la commande que le travail ou l’inspiration, on trouvera dans ces essais une multitude d’incitations à se pencher sur des termes peu usités, mais aussi à reconsidérer des mots courants avec un œil différent. Kaléidoscope de regards, carrousel lexical et mental résultant de vécus, de lectures, de sensibilités variées, ce « Dictionnaire des mots parfaits », en braquant le projecteur ici sur un substantif, là sur un adjectif, plus loin sur un adverbe, un verbe, une conjonction, appellent à se glisser dans d’autres esprits et à partager leurs fascinations. Soixante-sept mots, soixante-sept regards, soixante-sept approches, soixante-sept mises en lumière, oscillant entre lexicographie, sciences, poésie, et mémoire, qui, tout comme les textes des deux opus précédents, invitent au vagabondage à travers les mots.


Titre : Dictionnaire des mots parfaits
Dirigé par : Belinda Cannone et Christian Doumet
Auteurs : Nathalie Azoulai, Dominique Barbéris, Marcel Benabou, Jean-Marie Blas de Roblès, Lucile Bordes, Geneviève Brisac, Belinda Cannone, Béatrice Commengé, Pascal Commère, Seyhmus Dagtekin, Jacque Damade François Debluë, Fréderique Deghelt, Jean-Michel Delacomptée, Jean-Philippe Domecq, Suzanne Dopppelt, Christian Doumet, Renaud Ego, Pierrette Fleutiaux, Hélène Frappat, Philippe Garnier, Simonetta Greggio, Jacques Jouet, Pierre Jourde, Cécile Ladjali, Marie-Hélène Lafon, Franck Lanot, Bertrand Leclair, Alban Lefranc, Sylvie Lemonnier, Arrigo Lessana, Alain Leygonie, Jean-Pierre Martin, Nicolas Mathieu, Jérôme Meizoz, Gilles Ortlieb, Véronique Ovaldé, Guillaume Poix, Didier Pourquery, Christophe Pradeau, Henry Raynal, Philippe Renoncay, Pascale Roze, Jean-Baptiste de Seynes, François Taillandier, Yoann Thommerel, Laurence Werner David, Julis Wolkenstein, Valérie Zenatti.
Couverture : Denis Couchaux
Éditeur : Thierry Marchaisse
Site Internet : page volume (site éditeur)
Pages : 209
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : avril 2019
ISBN : 9782362802249
Prix : 16,90 €

Lexiques, essais et dictionnaires sur la Yozone :

- « Dictionnaire des mots manquants »
- « Dictionnaire des mots en trop »
- « Cher Pierre Larousse »
- « Oxymore et compagnie »
- « Dictionnaire des animaux de la littérature française »
- « Lettres à Flaubert »
- « Lettres à Alan Turing »


Hilaire Alrune
21 mars 2020


JPEG - 17.3 ko



Chargement...
WebAnalytics