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Et ta vie m’appartiendra
Gaël Aymon
Nathan, roman (France), thriller fantastique, mars 2020, 328 pages, 15,95€

La vie d’Irina n’est pas rose : elle vie en HLM de banlieue parisienne avec sa mère, elle vient d’échouer au concours d’entrée à Sciences-Po ouvert aux lycéens des quartiers défavorisés, et sa grand-mère vient de mourir. Elle l’a peu connue, car dette dernière avait abandonnée sa mère et coupé tous les ponts. Elle est donc un peu surprise de recevoir de sa part un étrange héritage : un coffre en banque à ne surtout pas ouvrir. Pressée par sa mère avide de toucher un argent dont elle s’estime avoir été privée, elle désobéit aux dernières volontés et découvre un drôle d’objet, morceau de cuir gris et raide, ainsi qu’une étrange mise en garde gravée dessus : « Si tu me possèdes, tu posséderas tout, et ta vie m’appartiendra. Tous tes désirs seront accomplis mais, pour chaque vœu réalisé, je décroitrai en même temps que ta vie. »
D’abord sceptique, elle réalise vite que quelques souhaits exprimés sous le coup de la colère et de l’émotion se sont réalisés, pour le meilleur mais surtout le pire... Son amie Halima abandonne ses projets pour elle, Irina lui vole son petit ami, un chèque avec plein de zéros apparaît par magie... Mais ensuite vient la douleur, mais aussi des menaces : d’autres veulent s’emparer de la peau.



Gaël Aymon s’empare du classique de Balzac, « La Peau de Chagrin », et en réinjecte l’implacable mécanisme dans notre monde, offrant à une jeune adulte la possibilité de voir toutes les portes s’ouvrir à elle, au prix de sa vie, petit à petit.
Si comme l’héroïne vous n’avez pas (encore) lu le roman original (ce serait bien de le faire avant le Bac, je dis ça...), sachez que vous le trouverez sans doute ennuyeux au possible, vaste peinture de la société au XIXe pour mieux nous faire ressentir les enjeux d’un tel pouvoir, à savoir un plaisir éphémère.

Dans mon souvenir, le héros sans le sou hérite de la Peau, va à une fête où la maitresse de maison lui raconte sa vie (une partie centrale dont je me demande encore la raison d’être), avant un bond de quelques années où on entre enfin dans le vif du sujet, à savoir notre héros reclus chez lui, usé avant l’heure, totalement parano, veillant à ne jamais dire « je veux », « je voudrais », « je souhaite », et à sortir son mètre ruban à chaque fois pour vérifier que la peau n’a pas rétréci, et sa vie au passage.

La grande qualité d’« Et ta vie m’appartiendra » est d’être un roman moins qu’un conte moral, et d’obéir à un rythme très contemporain de thriller. L’auteur nous jette immédiatement dans le bain, présentant les échecs de son héroïne, sa vie difficile, le poids de sa mère, et amène les révélations peu à peu, autour de la grand-mère et de ses liens avec Irina. On se forge ainsi une image de la jeune fille assez précise, ses forces et ses faiblesses, ses réticences à laisser sa mère imposer sa version de faits, à lui dicter sa vie tandis qu’elle lui ment. Cela vient s’ajouter à son amitié avec Halima, fille de bobos militants, donc pas vraiment une fille des quartiers même si elles ont été au collège et au lycée ensemble.
On voit exploser leur amitié au détour d’une remarque, une réaction à fleur de peau comme les ados en ont mille par jour, et la peau se jeter dessus : Irina, à bout, souhaite une fête pour oublier tout cela. Puis elle souhaite qu’un garçon la regarde comme Toki regarde Halima, non, que Toki la regarde comme il regarde Halima.
Le temps de réaliser qu’une magie est à l’œuvre, il est trop tard, sa vie a déjà changé, en 12 heures violentes qui se terminent à l’hôpital.

Bond d’un an en avant, correspondant à la structure balzacienne : Irinia vit recluse, mais sur une île paradisiaque, tant qu’à faire. La narration passe à Halima, sa fenêtre sur le monde, qui se dévoue à son amie. Son choix, ou l’effet de la Peau ? Toute la magie de l’artefact est là. Et Halima, qui nous résume les mois de fête avant la réclusion, voit d’un mauvais œil un intrus s’insinuer dans la routine glacée dont Irina s’est entourée pour son propre bien. La découverte de la Peau, coincée entre deux plaques de verre marquées au feutre de ses différents rétrécissements, est un petit frisson de lecture, très bel écho à son ancêtre littéraire.
Et c’est là que le thriller passe une vitesse, Irina reprenant son destin en main, refusant la fatalité, cherchant une solution, et aussi une rédemption. A suivre Halima, on s’éloigne parfois d’elle, avant de revenir, et ce procédé permet une petite distanciation qui n’en fait que mieux ressentir le danger qui plane autour des deux femmes, de cette mystérieuse organisation qui court après la peau depuis des générations.

Car, autre tour de maître de Gaël Aymon, sa peau serait la même peau que Balzac, à qui on a reproché sa similitude avec son héros. Et l’auteur de nous emporter dans une généalogie reliant Irina à Balzac, et de suivre ainsi la transmission de l’artefact maudit. Ce côté historique renforce le côté thriller ésotérique, renforcé par des « preuves », comme le journal de la grand-mère d’Irina qui, juste avant l’épilogue, vient confirmer, s’il restait des doutes aux lecteurs, les dessous de cette histoire, que les deux amies avaient déjà devinés. Cela martèle un peu la solution, et l’on aurait sans doute pu s’en passer, mais le journal offre un interlude avant la conclusion lumineuse de cette sombre histoire.

Tout comme dans « La Planète des Sept Dormants » qui m’avait beaucoup plu, Gaël Aymon n’hésite à mélanger des éléments majeurs du genre (la structure du thriller, les références à l’œuvre originale) et des sorties des sentiers battus parfois surprenantes. Tout cela est très visuel, les images nous viennent sans mal, jalonné des archétypes attendus pour se sentir en terrain connus, et soudain l’auteur change de direction, sans nous laisser le temps de savourer ce confort de l’habitude, pour nous emmener ailleurs, vers l’inattendu, soit par son écriture, soit par les choix, souvent rationnels et logiques de ses personnages (ce qui est toujours agréable, plutôt que les voir faire n’importe quoi sous prétexte de la panique). « Et ta vie m’appartiendra » parle aux jeunes (et aux autres) probablement mieux que « la Peau de Chagrin » parlait à ses contemporains : l’importance de la richesse, du réseau de connaissances, de l’influence a explosé entre les deux époques, et l’attraction comme la puissance de la Peau n’en est que démultipliée. Pour des jeunes adultes, comme Irina, étouffés par la pression scolaire, sociale, financière, sexuelle, le piège est redoutable.
Avec son Irina, Gaël Aymon nous montre qu’il est normal de céder, mais aussi qu’il est possible de s’en libérer, par un exercice certes difficile : penser aux autres avant soi. Un principe qui devrait tous nous guider. Hélas...

Un très beau roman, à mettre entre de nombreuses mains pour nous réconcilier avec un grand classique. Coup double !


Titre : Et ta vie m’appartiendra
Auteur : Gaël Aymon
Couverture :
Éditeur : Nathan
Collection : Littérature
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 328
Format (en cm) :
Dépôt légal : mars 2020
ISBN : 9782092591451
Prix : 15,95 €



Nicolas Soffray
6 mars 2020


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