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Gueule de Truie
Justine Niogret
Critic, hors collection, roman (France), post-apo, 253 pages, février 2013, 17€

Depuis le grand Flache, le monde n’est plus, de pauvres hères survivent en bandes, sans but, sans foi, sans rien. Pour ceux qui peuvent être sauvés, il y a les Pères. Pour trier l’humain dans la masse, il y a leur bras armé, les Cavales.
L’enfant a été trouvé, entraîné, il a passé les épreuves, il a reçu son masque, au groin filtrant énorme, et son nom de Cavale : Gueule de Truie. Depuis dix ans il traque les lambeaux d’humains, au nom des Pères, de la Lumière. Torturant, écrasant, tuant, à mains nues, car les pères l’ont ainsi voulu.
Jusqu’à tomber sur certains vestiges, sur une autre vision. Jusqu’à braver l’interdit : réfléchir, au lieu de suivre aveuglément le dogme. Et de croiser la route d’une fillette, serrant une boîte contre elle, déterminée à rejoindre l’origine du Flache. Pour Gueule de Truie, c’est la possibilité d’une autre voie, d’un autre idéal auquel croire.



Après la claque de « Chien du Heaume », Justine Niogret nous emportait en plein post-apo avec ce roman très puissant, écrit avec les tripes, et qui à chaque page nous broie le ventre.
Malgré une narration externe, on est au plus près des pensées et des sensations des deux personnages. L’autrice joue à merveille sur la syntaxe, souvent hachée, dissonante, incomplète, pour nous imposer avec naturel le rythme, la respiration de Gueule de Truie, le fonctionnement de son esprit, son conditionnement à ne pas penser qui s’étiole lentement.

Passés le premier chapitre et l’initiation du personnage, qui donnent le ton avec cette même beauté littéraire glaçante que l’ouverture de « Mordred », l’autrice nous propulse dix années plus tard, à l’apogée de la puissance de Gueule de Truie, aux prémices de sa désobéissance.
La peinture du monde dévasté est grandiose, pleine de non-dits, un chaos de ruine et de décrépitude, dans lequel les pillages, la violence et la destruction ont achevé de rendre méconnaissables ce que la mémoire des hommes, ou ce qu’il en reste, n’a pas oublié. L’effondrement a rendu sauvages, dangereux des lieux familiers, la bestialité a ramené l’architecture de béton des HLM à la crainte primale des labyrinthes troglodytes. L’expédition de l’escouade de Gueule de Truie dans les caves s’apparente à l’exploration d’un donjon, et les proies craintives se muent en une horde acculée et déterminée. La violence règne partout, et c’est sur le terreau de la peur que l’autorité religieuse des Pères s’est implantée.

Jamais explicitée, incarnée par les Cavales qui raflent les survivants, le rôle de la foi, aveugle, dominatrice, sur un monde en perte de repères est évidemment étrillé par l’autrice. Son personnage est à la recherche d’un autre idéal, plus tangible, mais pas forcément moins arbitraire. Doutant de la mission des Pères, la quête de la fille à la boîte lui apparaît bien plus concrète. Déjà ébranlé dans ses convictions, il va rompre avec elles de la seule façon qu’on lui a enseignée - la violence et la mort - pour s’assurer de survivre et mener à bien sa nouvelle mission.

« Gueule de Truie » est un voyage, un cheminement intérieur, mais dans l’esprit d’un fanatique, dont les espoirs viennent parfois se superposer à la réalité, nous entrainant sur les rivages de sa folie, avec l’apparition finale d’un cerf blanc et décomposé à la fois, métaphore complexe du monde et de son subconscient en ruines.

Avec la jeune fille, l’autrice trace un autre visage du monde, cruel et sauvage, mais dépouillé de cette foi qui peint chaque geste de symboles. Tout la force de Gueule de Truie est physique, sa force à elle est mentale : déterminée à mener à bien sa quête, elle endure les pires tourments, les pires frayeurs, surmonte chaque blessure au nom de son but. Sa folie n’est que différente, elle a construit elle-même les barrières mentales indispensables à sa survie, et elle aidera la Cavale à se débarrasser de celles qu’on lui a imposées, parallèlement à son dépouillement progressif de ses oripeaux de Cavale, jusqu’à son masque devenu son identité. Tout cela est très beau à lire jusque dans l’imperfection des personnages, leurs erreurs, leurs faiblesses. Si d’ordinaire la fusion charnelle des héros est un point d’orgue, tout est en ce monde si brisé, si détraqué, que même magnifié cet assouvissement est forcément insatisfaisant, et annonce déjà la divergence à naître. Ils étaient opposés, complémentaires, et cela les aura portés un temps, avant de les séparer.

Sombre, violent, cruel, magnifique, fou et profondément humain, « Gueule de Truie » renvoie dans les cordes les standards visuels du post-apo, de « Mad Max » à « Fallout ». Poisseux, désespéré, il ramène l’humanité à une portion congrue, une poignée de personnages accrochés à la folie pour survivre, loin des récits de communautés solidaires dont on ne croisera ici que des lambeaux. C’est une plongée dans leur esprit, une pensée presque animale ponctuée de questionnements insolubles, une contrainte permanente à s’attacher à un but et la survie nécessaire pour l’atteindre. La conclusion, en pleine folie mystique, peut déboussoler : il faut accepter de s’y perdre, de ne peut-être pas en avoir toutes les clés.

Dans la même veine, un rien moins désespéré, lisez également l’excellent « Malboire » de Camille Leboulanger.

D’une grande noirceur, piqueté de lumière, « Gueule de Truie » confirmait à sa sortie en 2013 le talent de Justine Niogret à changer en mots magnifiques les pires démons de l’âme humaine. Épuisé chez Critic, il ressort dans la collection Hélios au printemps 2020.


Titre : Gueule de Truie
Auteur : Justine Niogret
Couverture : Ronan Toulhoat
Éditeur : Critic
Collection : Hors collection
Site internet : page roman (site éditeur)
Pages : 254
Format (en cm) :
Dépôt légal : février 2013
ISBN : 9791090648043
Prix : 17 €
- Réédition
Couverture : Cindy Canevet
Éditeur : Mnémos
Collection : Hélios
Site internet : page roman (site éditeur)
Pages :
Format (en cm) : 18 x 11 x 3
Dépôt légal : avril 2020
ISBN : 9782354087883
Prix : 9,90 €



Nicolas Soffray
29 janvier 2020


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