Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Mes vrais enfants
Jo Walton
Gallimard, Folio SF, n°631, traduit de l’anglais (pays de Galles), science-fiction, 424 pages, mars 2019, 8,40€


Elle se nomme Patricia Cowan. Très âgée, vivant en maison de retraite, elle est considérée le plus souvent comme confuse. Et pour cause, car elle-même peine à savoir quel est son véritable passé. Elle se souvient, avec une grande netteté, de deux vies entièrement distinctes, dans deux plans temporels parallèles et pas entièrement superposables. Laquelle de ces deux vies a été la vraie ? Elle ne le saura jamais. Et elle a d’autant moins de chances de le savoir que ce sont alternativement les enfants de ces deux vies qui viennent lui rendre visite.

Deux vies, comment est-ce possible ? Pourtant, qui ne s’est pas tenu à lui-même le discours suivant : « ce jour-là, je n’ai pas fait le bon choix, et ce choix a eu un retentissement sur tout le reste de mon existence. » ? Qui n’a jamais rêvé de revenir en arrière ? C’est en partant de cette interrogation, sans doute universelle, que Jo Walton décrit deux existences parallèles. Une divergence non pas à partir d’un acte infime, impondérable, suivant la théorie du chaos disant, pour reprendre l’exacte formule du météorologue Edward Lorentz, qu’un battement d’ailes de papillon au Brésil peut provoquer une tornade au Texas, mais à partir d’une décision d’emblée lourde de conséquences : épouser Mark ou non. Un Mark avec laquelle elle s’est immédiatement trouvée des affinités profondes, avec lequel elle a correspondu des années durant, mais qui vient de rater catastrophiquement les examens qui devaient le mener à une riche carrière universitaire. Et un mariage qui, de manière inévitable, la contraindra à abandonner dans l’instant sa propre carrière d’enseignante.

Deux existences, donc, qui ont totalement divergé. Dans l’une, Tricia mène une vie de femme au foyer, reléguée par son mari au rang de simple utilité. Dans l’autre, une Pat s’émancipant progressivement part à la découverte du monde. Ne nous y trompons pas : « Mes vrais enfants », qui se déroule de 1933 à 2015, n’est pas seulement l’histoire duale de Pat / Tricia, pas seulement l’histoire de deux tranches de temps parallèles, qui elles aussi divergent, mais surtout l’histoire de l’évolution des mœurs et de la condition féminine au cours du siècle écoulé.

Malgré donc ce postulat fantastique de deux existences parallèles, malgré ce postulat de science-fiction et d’uchronie ( les deux trames temporelles parallèles divergeant toutes deux de la réalité historique que nous connaissons, échanges nucléaires limités entre Etats-Unis et URSS, puis entre Inde et Chine, Russes arrivant les premiers sur la Lune, enfants de Tricia devenant le premier couple à se marier sur la Lune, mais ces deux uchronies ne sont brossées qu’à grands traits, le caractère intimiste l’emportant sur les aléas de l’Histoire ), « Mes vrais enfants » est donc un roman réaliste décrivant avec sensibilité deux existences possibles, l’une initialement ratée mais dans laquelle Tricia finit par trouver un certain accomplissement dans la parenté et, après la mort de son mari, dans le militantisme pour les causes féministes et antinucléaires, puis pacifistes, l’autre plus épanouie dans laquelle Pat trouve son accomplissement familial en couple lesbien avec enfants et en gagnant sa vie en rédigeant des guides touristiques consacrés à ces villes italienne qu’elle adore.

En axant « Mes vrais enfants » sur des thématiques – le féminisme et la tolérance à l’homosexualité – dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont dans l’air du temps, Jo Walton fait sans doute œuvre utile, tout particulièrement en montrant, grâce à la description sociologique des décennies passés, que ce qui est maintenant considéré comme acquis ne l’a pas toujours été. Avec ce roman réaliste et de mœurs, dont il est difficile de dire s’il est entièrement dépourvu d’arrière-pensées commerciales, Jo Walton apparaît en tout cas bien plus fine et plus sincère que nombre d’auteurs de science-fiction, de romans policiers, de « jung-adult » ou de littérature générale qui glissent systématiquement des couples homosexuels et des discours anti-homophobes dans leurs récits, le plus souvent de manière totalement artificielle, uniquement pour faire politiquement correct – ou pour gagner un peu de lectorat.

On connaît le talent réaliste de Jo Walton, qui lui avait permis de faire de « Morwenna  » un roman plaisant. Pourtant, c’est cet aspect réaliste qui finit hélas par verser dans le trop-plein et saturer le lecteur. Car, dans le dernier quart du roman – qui dépasse les quatre cents pages – l’intérêt finit par s’émousser devant une litanie sans fin, entre logorrhée et catalogue, de faits familiaux dépourvus d’intérêt. Nous avons parlé plus haut de cette question existentielle que nous nous sommes tous posés, mais nous avons aussi tous fait l’expérience pénible de cette vieille voisine qui refuse de vous lâcher la jambe, et, en proie à une véritable diarrhée verbale, vous dévide sans souffler mille et un faits insignifiants concernant ses enfants, petits-enfants et arrière-petits enfants que vous ne connaissez pas et auxquels malgré la meilleure volonté du monde vous ne parviendrez jamais à vous intéresser, sans compter la liste elle aussi sans fin des cancers, rhumatismes et hospitalisations de gens du village que vous ne connaissez pas non plus. Sous prétexte de décrire les dernières années de la vie de Patricia Cowan, Jo Walton en fait trop, naissances, formation de couples, mariages, études, passages d’examens ou de permis de conduire, centres d’intérêts des enfants, encore et encore : l’intérêt s’émousse.

Le lecteur se demande comment Walton va conclure ses deux trames narratives. Là aussi, il est difficile de ne pas ressentir une certaine déception avec une fin ouverte, presque paresseuse, alors que l’on espérait encore quelque chose de plus complexe, une intrication façon « La Séparation » de Christopher Priest. Mais en se dérobant, Walton confirme ce que l’on ressentait depuis les premiers chapitres : malgré un vernis de genre, « Mes vrais enfants » apparaît pour l’essentiel comme un récit de littérature blanche. Joliment fait et convaincant, mais dont la part d’imaginaire, finalement modeste, est artifice et prétexte, « Mes vrais enfants » est à considérer avant tout comme un roman réaliste.
________________________

Titre : Mes vrais enfants (My Real Children, 2014)
Auteur : Jo Walton
Traduction de l’anglais (pays de Galles) : Florence Dolisi
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Gallimard (édition originale : Denoël, 2017)
Collection : FolioSF
Site Internet : page roman
Numéro : 631
Pages : 425
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : 2019
ISBN : 9782072838156
Prix : 8,40 €



Jo Walton sur la Yozone :

- « Morwenna »


Hilaire Alrune
27 mai 2019


JPEG - 14.3 ko



Chargement...
WebAnalytics