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Le cyberespace de l'imaginaire




Furtifs (Les)
Alain Damasio
La Volte, science-fiction, 687 pages, avril 2019, 25 €


« La chasse est un rythme. Et n’est sans doute que ça. Sauf que ce rythme, vous ne devez jamais le battre, vous. Vous devez le laisser au furtif : qu’il compose et bouge, lui ; qu’il cadence et se trahisse, lui ! Vous n’êtes que la syncope. Le contretemps subtil. »

Il se nomme Lorca Varèse, il travaille pour le Recif (Recherche, Etudes, Chasse et Investigations Furtives). Membre atypique, il ne devrait pas en faire partie : la quarantaine bien sonnée, il est déjà trop âgé pour des équipes, affûtées, prédatrices, des hommes au sommet de leur forme. Mais Félix Arshavin, le boss, militaire mais aussi philosophe et esthète, à l’esprit plus large et plus ouvert que celui des hommes de terrain, pense que Varèse a quelque chose de plus. Il l’a repéré, l’a formé, le soutient. Il a ses raisons.

Les Furtifs : une espèce inconnue, qui échappe aux regards, que seul le Recif connaît, devine, traque, tue. Une espèce mimétique, métamorphique, fuyante, ductile. Rapide. Très. Non agressive, du moins à ce jour. Les Furtifs sont incompréhensibles. On ne peut guère les détecter que par des combinaisons subtiles de capteurs et de senseurs extrêmement sensibles. Et il est impossible de les capturer vivants. Les voir, c’est les tuer : une fois aperçus, leurs corps se portent au-delà de l’incandescence, ils se figent en pleine course, se pétrifient, se vitrifient, se céramisent. Il n’en reste que des sculptures, sans plus rien d’organique. Et, parfois, biffé sur une surface proche, un glyphe, une figure, un caractère, lui aussi incompréhensible.

« Une Intelligence Avenante logée comme une araignée de lumière au fond d’une base de données pense à eux, amoureusement, à chaque instant. Elle accueille sans se lasser les plus insignifiants, le plus infime de leur comportement, l’interprète comme un désir secret, pour un jour pouvoir y répondre, au bon endroit et au bon moment. L’Ad Libitum : quelqu’un connaît leurs goûts, devine leurs désirs, anticipe leurs besoins.  »

Ces Furtifs, présentés par un chapitre inaugural assez bluffant – épreuve à la fois technique et initiatique de Varèse –, apparaissent comme le contrepied de l’évolution de la société, dans un futur si proche qu’il paraît tangentiel à notre présent, où plus rien n’est secret, où disparaissent peu à peu les derniers angles morts dans lesquels les individus pouvaient encore rester à l’abri des regards. Dans cette société omnicapitalistique, omnimercatique, omniprivatisée, société de contrôle où plus aucun geste, plus aucun mot, plus aucun comportement n’échappe aux intelligences artificielles et aux algorithmes traqueurs, la bague, équivalent transparent du smartphone et véritable anneau magique, mais aussi symbole de captivité, d’appartenance, (celle de l’oiseau bagué), qui vous donne accès à toutes les fonctionnalités de l’environnement urbain – et donc vous handicape si vous ne l’avez pas – vous permet de vivre dans la « créalité », une réalité augmentée, et bien entendu vous soumet à une surveillance de chaque instant. Un univers de surveillance librement consentie par la plupart – reflet donc de notre monde contemporain – avec pour corollaire le cauchemar commercial, les publicités ciblées à tout moment, l’« ubimarketing », la prise de contrôle des cités devenues privées par de grands groupes capitalistiques déshumanisés, très symboliquement Orange appartenant à Orange (de façon transparente, la maltraitance dissimulée sous la douceur), Lyon à Nestlé (Nestlyon), Paris à LVMH, Lille à Auchan.

Dans ce monde où l’on sait tout, dans cette équipe de prédateurs militaires, Lorca Varèse n’est pas atypique seulement par son âge. D’une part, parce qu’un irrémédiable mystère subsiste dans son existence : longtemps auparavant, sa fille, âgée de quelques années, a disparu sans laisser la moindre trace, ce qui semble impossible. D’autre part, parce qu’il reste en lui une part profonde de résistance à l’omnisurveillance, à laquelle il a toujours aimé se soustraire. Une résistance partagée par son épouse, enseignante « de rue », pour les déshérités, à la limite ce qui est toléré par le pouvoir politique en place, et qui éveille les jeunes, entre autres, à ce contrôle perpétuel et à la manière de le déjouer. Mais si Lorca croit que sa fille a survécu, son épouse Shahar a abandonné tout espoir, et le couple n’a pas résisté à cette épreuve.

« Ce qui me fascine chez les furtifs, c’est qu’ils se tiennent au seuil du réversible. Chaque mouvement, chaque réinvention subite de forme est une naissance. Ils viennent au monde, perpétuellement.  »

Les Furtifs, l’enfant disparue. La traque d’un côté, la quête de l’autre. La chasse pour le thriller, l’investigation pour l’humain. Mais on aurait tort de résumer « Les Furtifs » à ces deux facettes : à travers cette double quête viendront apparaître et s’entrecroiser mille thèmes, mille détails. Car la traque, ce n’est pas seulement celle que mène le Récif à la poursuite des furtifs : ce sera bientôt, entre autres traques parallèles, celle que mèneront les autorités à la poursuite de Lorca, de Shahar, et d’autres membres du commando oscillant sans cesse, Arshavin aidant, aux frontières floues entre l’obligation professionnelle et ce que permet la morale, entre l’obéissance aux ordres venus d’en haut et ce que demande de faire l’intime conviction, ne sachant plus trop – car il sera, dans ces « Furtifs », sans cesse question d’identité et de métamorphose – s’ils sont encore infiltrés ou déjà transfuges. Et l’investigation, ce n’est pas seulement celle qui conduira à Tishka, l’enfant disparue, mais une investigation plus large, celle du langage, du sens, de l’humain.

« Le secret de l’écriture cryptique des furtifs, qui n’expose jamais aucun mot entier, seulement des lettres-écrans, des lettres d’amorce derrière lesquelles se cachent dans des séries fasciculantes des dizaines d’autres lettres, qu’il faut dévoiler pour retrouver les mots invaginés – comme s’il avait fallu que leur éthos fondamental, qui est de savoir se cacher, cet éthos produise l’écriture qui lui corresponde, où rien n’est jamais directement visible, tout se dépiste et se cherche, où les lettres gravées à même les murs et les sols, les pylônes, les poubelles ou les portes, comportent leur propre déformation potentielle, une ligne de rupture métamorphique dont on ne sait où l’arrêter, où la suspendre. »

Mais ces Furtifs existent-ils réellement ? Les indices de leur existence sont si ténus, si discutables que Shahar peine à y croire, et ses arguments ne sont pas loin de convaincre Lorca lui-même, comme si ces chasses étaient similaires à celles que menaient autrefois les spirites, avec lesquelles elles ont plus d’un point commun. Alors, une écriture des furtifs, comme s’ils ne se contentaient pas d’exister, comme si en sus leurs actes avaient sens, voilà qui est bien peu envisageable. Pourtant, à osciller sans cesse d’un côté à l’autre, Lorca et ses compagnons découvrent qu’ils ne sont pas seuls à avoir eu vent de l’existence des Furtifs. La société civile, de son côté, sans moyens, avec ses intuitions, aurait même plus avancé sur le sujet que l’armée avec tous ses drones et sa panoplie cyber et high-tech Un street-artiste rebelle et fou pour qui “la peinture a une dimension offensive” et qui, avec d’autres graffeurs, a mis au point “des peintures migrantes, capable de se déployer seules à partir d’un point d’impact” semble connaître mieux qui quiconque les céliglyphes, ces motifs que laissent les Furtifs en disparaissant, envisage de les décrypter, les déplier, les éployer, semble capable de deviner ce que veulent dire ces « mandalas cinétiques », arabesques décrites par les Furtifs en fuite. Les érudits de la cellule Cryphe, groupement occulte à l’intérieur d’une très officielle institution dévolue à l’étude des langues rares (le caché au cœur de l’exotérique), semblent également en savoir beaucoup. Et les militaires eux-mêmes, tout particulièrement en la personne de Saskia Larsen, la spécialiste de la traque sonore, envisagent non seulement une prise de contact musicale avec les Furtifs, mais commencent à comprendre que leurs proies pourraient bien être en train de déteindre sur leurs chasseurs.

« Il faut surtout se préparer à une guerre des imaginaires. À ma droite, sur le ring, le fantasme du monstre tapi dans nos angles morts ; à ma gauche le désir d’une rencontre, l’envie de découvrir et de protéger l’espèce à la source du vivant. »

On ne saurait, une fois encore, résumer à ces thématiques un roman de sept cents pages qui est le récit de notre monde, de ses métamorphoses, et de la manière dont nous pouvons peut-être encore le sauver. « Les Furtifs », ce n’est pas simplement l’histoire d’une espèce inconnue et oscillant à la frontière du subliminal, une espèce non pas mutante mais permutante, capable d’hybridation organique/organique et organique/artefacts, de symbiogenèse, de rétromorphose, mais aussi celle d’une société en proie à des mutations accélérées que l’humanité ne parvient plus à contrôler. « Les Furtifs » c’est bien d’autres choses encore – mais, plutôt que d’étendre une chronique à la dimension d’une thèse, nous laisserons au lecteur le plaisir de les découvrir par lui-même.

Une des qualités des « Furtifs  » est que le roman lui-même se dérobe non seulement à l’enfermement dans un genre, mais également à la critique négative : ce que l’un considérera comme un défaut, l’autre le verra comme une qualité. Ainsi des mélanges de modes et de temps (“Elle enraye un début de sanglot, se reprendrait et s’est jetée dans mes bras. Elle me serre de toutes mes forces. Puis elle me fit asseoir à même le pelouse trempée”), destinés à faire comprendre que Varèse raconte simultanément ce qu’il se passe et ce qu’il souhaiterait voir advenir, et dont on aura une explication détaillée bien plus loin, page deux-cent-quatre-vingt-un, peuvent être considérés comme incohérents et inutiles, mais aussi comme expérimentaux et novateurs. L’usage d’une typographie propre à chaque narrateur, avec inclusion dans les fontes classiques d’éléments de ponctuation propres, n’apporte rien de fondamental par rapport aux incises ou aux indications classiques, mais peut apparaître d’une originalité bienvenue. Les réalisations et réussites des contre-pouvoirs des utopies libertariennes, communautés autogérées, et autres groupuscules pourront apparaître à première vue passablement naïves, et le discours politique quelque peu simpliste, mais des éléments jetés ici et là (une pointe d’ironie pour ceux que Damasio nomme les « newâgeux », la mention de la dangerosité du métier de conseil en ce domaine si celui qui le pratique ne fait pas preuve d’un mimétisme complet ), ainsi que l’évolution du récit, viennent mettre à mal une dichotomie qui n’est finalement qu’apparente. Les jeux sur le langage peuvent être considérés comme simples jeux, avec pourtant de belles réussites poétiques (périfééeries, téléféerique, fantâmes, fumetraces, brumiers, anarchitectes). Enfin, certains pourront reprocher à l’auteur d’en faire trop, d’en rajouter encore et encore – mais des relectures attentives montreront que le volume ne contient pas grand-chose d’inutile ni de gratuit.

Dense, foisonnant, profus, « Les Furtifs », s’il comprend des éléments de contre-utopie elle-même contrée, de thriller, de cyberpunk et bien d’autres genres, ne se laisse réduire à aucune étiquette et démontre une fois encore, si besoin était, que la science-fiction n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle rue dans les brancards avec suffisamment d’énergie pour sortir des ornières du genre. Dans ce futur si proche qu’il confine au présent, Alain Damasio écrit un récit ambitieux, généreux, un récit d’ouverture et d’optimisme riche en morceaux de bravoure. Apologie de l’humain et du sens, mêlant le frisson de la lutte et de la traque à d’étonnantes notes de peinture, de musique et de poésie, rehaussé de belles images (la bibliothèque tactile, la bibliothèque furtive) « Les Furtifs », en opposant à l’époque spécicide et à l’enfermement dans ce que Damasio nomme le technococon d’une époque déshumanisante, des concepts de curiosité et de bienveillance (l’exoisme comme inverse de l’égoïsme), démontre que la littérature, sans cesser d’être une forme nécessaire de résistance, peut également être mieux et plus.

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Titre : Les Furtifs
Auteur : Alain Damasio
Couverture : Stéphanie Aparicio
Éditeur : La Volte
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 687
Format (en cm) : 16,5 x 23
Dépôt légal : avril 2019
ISBN : 9782370490742
Prix : 25 €



Alain Damasio sur la Yozone :

- « La Zone du dehors »
- « La Horde du contrevent »


Hilaire Alrune
11 mai 2019


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