Dominique Brisson n’en est pas à son premier roman sur l’adolescence. « Les Yeux d’Aireine » est néanmoins un vrai thriller fantastique, et l’autrice joue - et se joue de nous - avec les formidables possibilités de la forme du journal intime. Elle y ajoute, dans un second temps, l’enquête d’Achelle.
Achelle est comme nous, lecteurs : elle ne saisit pas tout ce que son aïeule mentionne. Annotant chaque fin de chapitre, elle avoue les échecs de certaines de ses recherches aux Archives ou à la bibliothèque. Ce monde qu’Aireine décrit est-il réel ? Quelle part de rêve, de fantasme, d’imaginaire a envahi ces lignes ?
Tout semble très réaliste, jusqu’au basculement dans l’horreur fantastique la plus pure : qu’un adulte plonge ses yeux dans les vôtres et vous vous sentez partir, dépossédé de votre corps, envahi par cet Agresseur qui aura préparé le terrain, en modelant sa jeune proie à son image. Brutalement, les injonctions parentales au conformisme prennent une autre tonalité. La frénésie cosmétique de la mère d’Aireine trouve en écho sa décision de changer son adolescente, peu apprêtée et soigneuse d’elle-même, en une vraie jeune fille, celle qu’elle voudrait être...
Certains tombent. Le frère d’Eli, qui ne le supporte pas. Aël... Quand son père disparait, Aireine croit qu’ils sont sauvés, mais la réalité est toute autre. Aussi, un soir, guidée par un drôle d’Enfant - l’incarnation de l’enfance que les ados ne veulent quitter ? - Aireine fuit ce monde d’adultes cannibales.
Elle trouve refuge avec d’autres adolescents, coupés de la société. Le petite vie s’organise, chacun y mettant du sien, chacun participant selon ses talents et ses envies. Ce n’est pas le Pays Imaginaire de Peter Pan, mais ils s’en sortent, refusant, sinon de grandir, au moins de devenir des adultes comme ceux qu’ils ont fuit, esclaves de la société, des diktats imposés. Bien sûr, cela ne pourra durer éternellement. Il y a un accident. Un adulte arrive. Mais cet adulte est différent. Ce n’est pas un Agresseur. Car ils ne sont pas tous comme ça. On est pas obligés de devenir un Agresseur en devenant adulte...
Au-delà de la dimension sociétale, c’est aussi un très bon roman de SF. Le texte fourmille de petits détails et expressions qui dès le début, le malaise d’Aireine déjà établi, nous plonge dans un étonnement similaire à celui d’Achelle : ce monde, cette Ville, cette société ne sont pas exactement les nôtres. Tout peut y arriver, de l’invasion de coccinelles ou des pédopsychologues aveugles. La grisaille nous apparaît au compte-gouttes, comme dans « Le Passeur » de Lois Lowry, et ce n’est qu’au fur et à mesure qu’on parvient à dissocier, à peu près, fantastique et « réalité » aux yeux de la narratrice.
La distance induite par le journal joue aussi : Aireine ne nous dit pas tout, et elle le dit avec ses mots, ceux qu’elle arrive à plaquer à ce qu’elle vit. Le résultat est très souvent d’une beauté terrifiante, séquencée en courts chapitres, au rythme des émotions provoquées.
La maladie d’Achelle, qui l’empêche de mémoriser tout ce qui la concerne, faisant d’elle une page blanche à chaque matin, est me semble-t-il surtout prétexte à sa quête de la vie de son aïeule, qu’elle vit elle aussi par procuration, et permet une conclusion un peu prévisible mais éminemment émouvante.
Parfois effrayant, presque toujours allusif, à la frontière floue qu’installe le fantastique, « Les Yeux d’Aireine » exprime parfaitement les bouleversements de l’adolescence. L’incompréhension de l’abandon des jeux communs par les plus grands, au profit de responsabilités chronophages. Les premiers émois amoureux, qui rongent les amitiés les plus solides en engloutissant toute votre attention. La peur de ce monde des adultes, qui rend triste, violent, insatisfait... ceux qui s’y laissent prendre. Car la grande leçon de ce roman est qu’on peut vivre, vigilants mais libres.
Il n’est pas rare de trouver des romans estampillés jeunesse qui vous secouent, même parvenu à l’âge adulte. « Les Yeux d’Aireine » parlera à tous ceux qui n’ont pas abandonner toute leur enfance en entrant dans l monde des adultes. Tous ceux qui rêvent encore, qui aspirent à autre chose que ce que la société attend d’eux, qui ne se contentent pas du conformisme. Tous ceux capables de vivre vraiment.
Si vous lisez, vous êtes sur la bonne voie.
Et les yeux sur les pages, vous ne croiserez pas le regard d’un Agresseur.
Titre : Les Yeux d’Aireine
Auteur : Dominique Brisson
Couverture : Françoise Maurel
Éditeur : Syros
Collection : Hors Série
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 268
Format (en cm) :
Dépôt légal : janvier 2019
ISBN : 9782748526141
Prix : 16,95 €