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Conduire sa barque
Ursula K. Le Guin
Antigone 14 éditions, traduit de l’anglais (États-Unis), essai, 205 pages, septembre 2016, 16€

Dans son « Manuel d’écriture et de survie », Martin Page proposait une liste d’ouvrages de grands auteurs ayant pour thème l’écriture : les « Propos sur les lettres » de Joseph Conrad, le « Journal » de Flaubert, les « Lettres à un jeune poète » de Rilke, les « Leçons américaines » d’Italo Calvino, « The Spooky art » de Mailer, les « Moving Targets » de Margaret Atwood et enfin « Zen in the art of writing » de Ray Bradbury ». Ce dernier titre, alors non traduit, a depuis lors été proposé en français par les éditions Antigone 14. Qui ont décidé de ne pas s’arrêter en si bon chemin et proposent à présent un titre lui aussi inédit, mais qui ne figurait pas dans la liste de Martin Page, « Conduire sa barque. L’écriture, ses écueils, ses hauts-fonds : un guide de navigation littéraire à l’usage des auteurs du XXIème siècle », par la grande auteure de science-fiction Ursula K. Le Guin.



« Ce qu’il faut en revanche, c’est que ça bouge – que l’action finisse ailleurs que là où elle a commencé. C’est ça la narration. Ça va et ça vient. Ça bouge. Une histoire c’est du changement, et rien que du changement. »

Publié initialement en 1998, révisé dix ans plus tard, ce « Conduire sa barque » est issu d’une longue expérience, non seulement en tant qu’écrivaine mais également en tant qu’enseignante, Ursula K. Le Guin ayant longtemps officié dans un atelier d’écriture. Double légitimité donc pour Le Guin, auteure entre autres des fameux cycles de « Terremer », de l’ « Ekumen » et de la « Ligue de tous les mondes », qui partage ici le fruit de ses lectures, de ses réflexions et de sa longue et prolifique carrière.

Didactique, donc, et fortement structuré, ce « Conduire sa barque. L’écriture, ses écueils, ses hauts-fonds : un guide de navigation littéraire à l’usage des auteurs du XXIème siècle », outre une introduction, un glossaire et une annexe consacrée au travail en groupes de pairs, est composé de dix chapitres traitant des aspects suivants : la sonorité de l’écriture, la ponctuation et grammaire, la longueur de la phrase et complexité syntaxique, l’art de la répétition, les adjectifs et adverbes, les temps, points de vue et voix, le changement de point de vue, la narration indirecte, et enfin l’art de « creuser et enjamber ». Des chapitres qui en se succédant s’enchaînent, et qui comprennent des parties purement didactiques, des exemples, des exercices et des observations diverses.

«  La poétesse Karolyn Kizer m’a dit un jour : « Les poètes s’intéressent principalement à deux choses : la mort et les virgules. » Peut-être ceux qui racontent des histoires s’intéressent-ils principalement à deux choses : la vie et les virgules.  »

Un art de l’écriture constamment illustré, donc, à l’aide d’exemples démonstratifs de grands auteurs anglo-saxons, comme – mais nous ne saurions ici les citer tous – Virginia Woolf, Mark Twain, Thomas Hardy, Charles Dickens ou J.R.R. Tolkien. Un art de l’écriture que l’auteure cherche à développer en invitant le lecteur à aiguiser son regard : ainsi, dans le chapitre « Point de vue et voix », parce qu’elle sait par expérience que si l’impétrant sait depuis toujours qu’un récit est dans l’immense majorité des cas relaté à la première ou à la troisième personne du singulier, il ne s’est peut-être jamais arrêté sur les différences entre le « narrateur de confiance » (autobiographies et mémoires) et le « personnage narrateur », principal ou secondaire, des romans. De même, pour ce qui est de la troisième personne, le lecteur sera invité à réfléchir sur ses choix techniques entre l’ « auteur-narrateur impliqué » (celui que l’on connaît le plus souvent sous le nom du narrateur omniscient) et l’« auteur-narrateur détaché », moins impliqué, et peut-être moins omniscient que le précédent. Autre intérêt de l’ouvrage, insister sur les techniques à double tranchant, qui ne doivent être utilisées qu’avec prudence, et si possible maîtrise, comme dans la partie « Changer de point de vue ».

Si l’ouvrage apparaît donc solidement structuré, le lecteur attentif y trouvera néanmoins des remarques « en sus » qui peuvent à l’occasion s’avérer fort utiles, et à l’occasion aller à rebours des idées reçues. Ainsi Ursula K. le Guin, contrairement à bien des donneurs de conseils, estime-t-elle que le plan détaillé d’une intrigue n’est pas absolument nécessaire pour se lancer dans l’écriture d’une histoire et attire-t-elle l’attention sur l’imitation comme outil d’apprentissage souvent déconseillé, explique-t-elle lors des ateliers d’écriture en prose. Parmi ces items, les amateurs de science-fiction seront particulièrement concernés par ce qu’elle nomme les « expositions-grumeaux », dont le genre est particulièrement profus “Les auteurs habiles (et tous les genres littéraires sont concernés), lorsqu’ils écrivent une exposition, n’admettent pas que l’on y trouve des grumeaux. Ils désagrègent l’information et la broient en une très fine poudre dont ils font des briques pour construire l’histoire.

Des conseils, donc, beaucoup de conseils, et une incitation à toujours retravailler ses textes, comme dans le chapitre « Creuser et enjamber » qui invite à “mettre au jour la richesse de l’histoire” et en même temps à savoir élaguer : “Ce que vous laissez dehors est infiniment plus important que ce que vous mettez dedans”. Mais tous ces précieux conseils ne seraient rien sans les exercices qui permettent de se les approprier, et c’est là où l’expérience d’Ursula Le Guin prend tout son sens : comme elle l’explique dans cet essai, ces exercices résultent eux aussi d’un apprentissage et certains mêmes lui ont été suggérés par ses élèves pour mieux mettre en application les notions fondamentales. De fait, avec cette pléthore d’exercices proposés, certains pourraient être amenés à considérer cet essai comme un simple « recyclage » de l’activité d’atelier d’écriture de l’auteur. Ce serait ignorer que les deux versions de l’ouvrage (1998 et 2008) encadrent un développement fondamental qui est celui du réseau internet (on savourera au passage le fait que Le Guin, contrairement à tant d’autres, ne se sent pas obligée de le déifier en l’affublant systématiquement d’une majuscule), et qui permet à chacun, en travaillant en groupes de pairs, de bénéficier à peu de choses près des mêmes services que ceux que peut rendre un atelier d’écriture. Encore faut-il connaître les règles permettant le bon fonctionnement de tels groupes, qu’ici encore, expérience aidant, elle détaille de manière extrêmement précise.

Reste que l’exercice collectif est lui aussi un travail et que ni la participation à un groupe de pairs, ni la lecture attentive de « Conduire sa barque » ne doivent conduire lecteur à se faire d’illusions. Un livre de recettes n’est pas un manuel de miracles. Les techniques, les méthodes, les astuces, la vigilance face aux pièges qu’il faut à tout prix éviter ne sont que des moyens de gagner du temps, d’éviter des erreurs trop grossières. Que ce « Conduire sa barque » comprenne autant d’exercices auxquels il faudra se plier que de passages purement explicatifs en dit long sur une navigation qui ne saurait se faire qu’au long cours. Et rappelle que l’écriture se réfléchit et se travaille, encore et encore, et que ce talent et ce génie que tant d’écrivains autoproclamés pensent avoir en eux ne pèse pas lourd face à la quantité de labeur qu’il faut consentir.

Jules Renard l’expliquait dans son « Journal  » : “Le talent est une question de quantité. Le talent, ce n’est pas d’écrire une page : c’est d’en écrire trois cents. Il n’est pas de roman qu’une intelligence ordinaire ne puisse concevoir, pas de phrase si belle qu’elle soit qu’un débutant ne puisse construire. Reste la plume à soulever, l’action de régler son papier, de patiemment l’emplir. Les forts n’hésitent pas. Ils s’attablent, ils suent. Ils iront au but. Ils épuisent l’encre, ils useront le papier. Cela seul les différencie, les hommes de talent, des lâches qui ne commenceront jamais. En littérature, il n’y a que des bœufs. Les génies sont les plus gros, ceux qui peinent dix-huit heures par jour d’une manière infatigable. La gloire est un effort constant”. Dans son essai « Le Zen et l’art de l’écriture », Ray Bradbury ne dit pas autre chose, lui qui considère que la muse n’apparaît pas par magie, mais se construit, avec patience, avec méthode, avec travail : “La Muse doit ressembler à quelque chose. Il vous faudra écrire un millier de mots par jour pendant vingt ou trente ans pour tenter de la façonner (…) À un certain moment, la mèche, qui jusque-là crachotait péniblement, s’enflamme, et le feu d’artifice commence.” Et Ursula Le Guin, elle non plus, ne prétend pas que l’on parvient aisément au miracle : après avoir averti dès la première page que son essai “s’adresse à ceux qui ont déjà durement travaillé à leur écriture” , elle précise (…) “développer un savoir-faire, voilà qui ne dépend que de vous. (…) Faire quelque chose et le faire bien, c’est y consacrer le meilleur de soi-même, c’est rechercher un accomplissement, c’est être fidèle à l’esprit. Apprendre à faire quelque chose et à la faire bien, cela peut prendre une vie, toute votre vie. Le jeu en vaut la chandelle.”

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Titre : Conduire sa barque (Steering the Craft, 1998)
Auteur : Ursula Le Guin
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Bertrand Augier
Couverture : Katsushika Hokusai
Éditeur : Antigone 14 éditions
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 195
Format (en cm) : 14 x 21
Dépôt légal : avril 2019
ISBN : 9782373330367
Prix : 16 €

Antigone 14 sur la Yozone :

- « Le Zen et l’art de l’écriture » par Ray Bradbury

L’écriture sur la Yozone :

- « Ecrivez un roman en moins de trente jours » par Chris Baty
- « Personnages et points de vue » par Orson Scott Card
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Hilaire Alrune
7 avril 2019


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