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Encore plus loin que Pluton
Huang Chong Kai
L’Asiathèque, collection Taïwan fiction, traduit du chinois (Taïwan), 228 pages, novembre 2018, 19,50€


« On croit tous être maîtres de nos vies. Mais imaginer et écrire la vie d’un autre m’en a fait douter. »

Un jeune homme désœuvré après une rupture amoureuse, un professeur d’histoire avec femme et enfant. Un homme – le même, peut-être – qui dort et qui se souvient, qui s’interroge et qui réfléchit. L’un donne l’impression de vivre, l’autre d’errer dans une attente vaguement morbide. L’un a une mère malade, l’autre a perdu la sienne depuis longtemps. Mais ce dernier ne le sait qu’à moitié, il pense que l’évènement vient tout juste de se passer, sa fille lui rappelle qu’il est ancien, déjà. L’un laisse son esprit vagabonder, l’autre écrit. À moins que cela ne soit l’inverse. L’un apparaît sur la feuille blanche qui sort de la machine à écrire, l’autre actionne les touches. L’un est dans les lignes qui apparaissent sur l’écran de l’ordinateur, l’autre penché sur le clavier. Mais, une fois encore, qui est d’un côté, qui est de l’autre ? Qui est l’original et qui est le reflet ?

« Comment faire en sorte que tout ce qui n’arrive jamais soit arrivé ? (…) Cachée derrière des chiffres, des octets difficilement quantifiables et des combinaisons terriblement compliquées, elle a presque disparu, comme si elle n’avait jamais existé, comme si elle n’était qu’un sentier ininterrompu issu des méandres de mon imagination.  »

Une errance mentale frôlant le voyage proustien, une errance témoignant simplement de deux périodes temporelles pour un même individu, pourrait-on penser, si l’auteur – le vrai, Huang Chong-kai lui-même, qui doit partager plus d’un trait et plus d’un souvenir avec son/ses personnages(s) – ne jetait pas le trouble sur une explication aussi simple, ne laissait pas entendre qu’au-delà de l’enchevêtrement, comme une superposition d’ondes, de deux réalités non pas parallèles, non pas disjointes, non pas purement tangentielles, non pas purement successives, une réalité plus complexe encore pourrait bien être effleurée, une réalité quantique, la superposition de l’un et de l’autre dans un entre-temps indéfinissable, voire un mélange itératif, fluctuant, aboutissant, comme le veut la théorie du multivers, à une infinité de personnages voisins, séparés par d’infimes différences, et dont la conscience d’être multiple effleurerait tour à tour l’une et l’autre.

« Depuis que je déambule indéfiniment, sans but, autour des traces de mon passé, tous les symboles et métonymies se brouillent. »

Un brouillage perpétuel, donc, dans cette divagation qui apparaît par moments aux frontières du pathologique, de ces voies étranges qu’empruntent les esprit désœuvrés et trop penchés par eux-mêmes. Un narrateur perdu dans ses obsessions, un brin pervers – les scènes naturalistes, sexuelles, récurrentes, apparaissent bien souvent comme une facilité et comme une complaisance – qui au fil de son écriture, de sa remémoration, laquelle peut-être est anticipation, s’interroge sur lui-même, sur son identité propre et sur la nature du réel.

« Je voulais lui raconter ce que j’avais imaginé pour mon livre, comment un jeune homme solitaire se repose sur les méandres d’un espace-temps fictif pour affronter la vie.  »

Il y a ce que l’on croit, il y a ce que l’on décrète. Et si la réalité, pour reprendre une intuition dickienne, n’était autre qu’un consensus ? De manière monomaniaque, le personnage s’interroge au sujet de Pluton, planète du système solaire longtemps invisible, prédite, devinée, confirmée, bel et bien réelle, puis, des décennies après sa mise en évidence, néantisée en tant que planète, déchue, rabaissé au rang de satellite. La réalité de cet astéroïde, sa nature intrinsèque, change-t-elle pour autant ? Cet empereur autoproclamé d’Amérique, l’excentrique Joshua Norton, reconnu par certains, et dont l’on est bien obligé d’admettre que ses observations et décisions n’étaient pas, loin s’en faut, dénuées de toute pertinence, ne brouillerait-il pas lui aussi les pistes entre réel et fiction ? Les satellites et les messages que nous envoyons pour des voyages séculaires aux confins de notre système solaire, dans l’obscurité sans fin des grands lointains, ne seraient-ils autres que les pensées qu’à la recherche de réponses nous laissons sans fin dériver en nous-mêmes ?

« Une scène un peu sombre, une luminosité faible et des couleurs passées, une graphie agglutinée, éclatante. Surpris, je me rends compte Que tous les mots qu’elle prononce ont une couleur – rouges, jaunes, verts, violets – et ces termes bagarrés flottent devant mes yeux avant de tomber dans les profondeurs du souvenir.  »

Introspection donc pour le narrateur et ceux qui sont et ne sont pas ses proches, qui sont peut-être eux aussi, tour à tour, les déclinaisons des mêmes personnages – son épouse, Tsiao Ling, la fille de Neruda – reflets incessants à travers ceux qui écrivent et ceux qui sont écrits, mais aussi à travers d’autres supports – le cahier de sa fille, le cahier de la fille de Neruda – , méditation sur les fantômes et leur apparition itérative dans le réel – dont ceux de ses deux frères, deux jumeaux mort-nés que sa mère aurait ramenés un jour à la maison dans un sac plastique sans plus s’en émouvoir – méditation, sur les planètes, sur les sondes spatiales, sur les bouteilles jetées à le mer qui en étaient les versions primitives.

« Je suis comme un spectre qui hanterait son âme, manipulant ses joies et ses peines, décidant de ce qu’il peut voir ou toucher. »

Dans cette errance un brin torpide entre souvenirs et questionnements, entre « Un homme qui dort » et « Je me souviens » de Georges Perec, dans l’incertain qu’il alimente, dans le flou artistique, dans l’entremêlé, le narrateur échoue à se définir, cherche le réel à travers une écriture dans laquelle il semble au contraire se dissoudre. “Je sors et mes pas sont comme des traces d’encre sur le papier d’une nouvelle journée” , écrit-il. Mais il imagine aussi, outre des échanges épistolaires réels et fictifs, avec d’autres – ou peut-être d’autres lui-même – un récit dans lequel un écrivain périrait de la main des personnages de ses livres, ce qui, sur le plan mental, pourrait bien être son propre cas.

« Les écrivains ne créent pas, ils font le mal ; ils s’inventent trop de prisons et de purgatoires. »

Moins purement magique que « Le Magicien sur la passerelle » de Wu Ming-yi, que nous avions précédemment chroniqué « Encore plus loin que Pluton » apparaît comme une interrogation existentialiste à travers une fiction/réalité dont l’écriture tantôt fait et tantôt défait la trame. Prétextes à l’écriture expérimentale d’un roman sans véritable histoire, les avatars de l’auteur s’écrivent mutuellement sans s’exclure, conjuguent leurs existences entre passé, présent et futur, entre réalités alternatives ou parallèles, en un jeu de miroirs où l’écriture réflexive se veut invite au vertige.


Titre : Encore plus loin que Pluton (2012)
Auteur : Huang Chong-Kai
Traduction du chinois (Taïwan) : Lucie Modde
Préface : Gwennaël Gaffric
Couverture : Aurélia Gaffric
Éditeur : L’Asiathèque
Collection : Taïwan fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 228
Format (en cm) : 14 x 18
Dépôt légal : novembre 2018
ISBN : 9782360571888
Prix : 19,50€



L’Asiathèque sur la Yozone :

- « Le Magicien sur la passerelle »


Hilaire Alrune
29 décembre 2018


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