Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Homme plein de misère (Un)
Jacques Abeille
Gallimard, Folio SF, n° 612, littérature blanche, 810 pages, août 2018, 11,20€

« Les Barbares » suivi de « La Barbarie » : un énorme volume de plus de huit cents pages qui s’inscrit dans le Cycle des Contrées.



« Ces terres grasses où un moment galopèrent nos saccages ont bu notre élan et le flot furieux de mes cavaliers a été absorbé par le sable étal de votre monde. D’un grand peuple déferlant des quatre horizons des steppes et dont j’avais resserré les lignées dans mon poing pour les lâcher à l’assaut de vos remparts, il ne reste aujourd’hui que quelques groupes chétifs pour regagner nos âpres terres d’origine et c’est en vain que je crie vers les disparus quand la nuit s’abat sur leur absence. »

Ce qui se dessinait dans « Les Jardins statuaires », ce qui devenait imminent dans « Le Veilleur de jour » s’est enfin accompli : surgies des steppes, les hordes barbares ont déferlé sur la ville de Terrèbre. L’invasion, mais après ? Il semble que les barbares n’aient pas anticipé la suite de la conquête. Ils effraient, installent leurs campements dans les espaces de la ville, ne se livrent pas aux exactions attendues. Ils dédaignent les richesses, méprisent les dépravations qui ne sont pas leurs, mais celles de ceux qui se disent civilisés. Dès lors, la ville est devenue « une sorte de vaste échiquier sur lequel des clans sauvages essayaient par leurs manœuvres guerrières de dessiner le filigrane d’une souveraineté perdue. » Mais, surtout, les barbares s’ennuient. On connaît la formule : la quête est plus intéressante que la prise. Alors, les barbares lèvent le camp, et, en un vaste mouvement tournant autour de la ville, rayonnent, se dispersent et s’en retournent à leurs steppes.

« Un prince peut sans doute souhaiter que demeure le souvenir d’un grand conquérant, mais certainement pas qu’un homme de pensée fournisse à la postérité le détail d’une catastrophe.  »

Le prince, celui qui a fui les jardins statuaires pour devenir souverain des barbares et déferler sur le monde, lève le camp parmi les derniers. Il ne part pas seul. Il emmène avec lui le narrateur, un professeur d’université à qui l’unit un lien particulier : il connaît la langue des jardins, il est le traducteur des « Jardins statuaires » que lui a transmis son mentor, le professeur Destrefonds, qui le tient lui-même d’un envahisseur. Un livre qui parle d’une contrée détruite, disparue, un livre qui, écrit le narrateur, « lestait de réalité un récit qui, tant que je demeurais détenteur de ses clefs, me faisait vivre dans un état d’hallucination permanente. »
« Un homme plein de misère » sera donc le récit, étalé sur plusieurs années, d’un long et lent retour vers les jardins statuaires, un cheminement à rebours qui est aussi pour l’auteur et le lecteur une sorte de pèlerinage crépusculaire vers les splendeurs déchues des jardins. Le Prince, sujet à des crises de folie, son esprit « envahi par la béance du monde », peut-être parce qu’il est allé jusqu’à percevoir « qu’en sublimant dans un rêve de gloire certains traits inscrits dans les mœurs de ce peuple, il avait été l’agent décisif de sa dissolution », Uen’Ord, son aide de camp, une mystérieuse femme bleue, le jeune Felix, un citadin enlevé par les barbares et devenu cavalier à part entière, et enfin le professeur seront les protagonistes essentiels de cette quête, de cette recherche des jardins, mais aussi, et surtout, de l’auteur des «  Jardins statuaires » et des lieux et protagonistes de sa propre quête.

« La forêt n’avait rien perdu de son charme ni le fleuve de son éclat et le sentiment de m’avancer dans un royaume enchanté ne m’avait pas quitté, mais j’abordais la féérie, désormais, par son versant d’ombre et de menace. »

Livre crépusculaire, livre philosophique, livre de merveilles, « Un homme plein de misère » est, sur plus de sept cents pages, un livre d’avers et de revers, un livre de correspondances que l’on n’en finirait pas de citer, un livre d’échos et de conséquences – la jeune fille sauvée par le professeur et celle qui a été sauvée par l’auteur des Jardins – et aussi le livre-monde de mondes déchus, qui s’emportent l’un l’autre en sombrant. Des mondes déchus comme celui des Jardins dont les occupants eux-mêmes ont fini par nier l’existence, comme si l’engloutissement dévastateur de la pierre avait pu être total, comme si la splendeur avait entièrement disparu, comme si le passé, les racines, avaient été eux aussi engloutis. Comme si ce réel disparu n’était rien d’autre que la fiction du livre des jardins, une fiction qu’il fallait elle-même nier, occulter, oublier. « Un homme plein de misère  », c’est aussi la lutte du narrateur contre l’oubli, sans doute une forme de barbarie supérieure qui a contaminé jusqu’à ceux qui autrefois étaient des esthètes, c’est la lutte de l’esprit et de la mémoire contre l’activisme d’un monde qui ne semble plus exister que par le prosaïsme de commerces qui ne sont pas tous défendables.

« Alors je les vis tous tels qu’ils se voyaient eux-mêmes, incandescents dans leurs rituels obscurs et tenant ouverte la frêle et lumineuse échancrure d’avenir que partout ailleurs une pesanteur consentie et fiévreuse tendait à refermer. »

Il y aura, dans « Un homme plein de misère », des constats sinistres et des constats optimistes, des moments de drame, de beauté et d’espoir. Chevauchée âpre, dangereuse, nostalgique et méditative à travers les dérélictions d’un monde entier de splendeurs, elle conduira le narrateur à explorer à rebours les éléments décrits par un autre narrateur, celui qui quelques années auparavant explora les jardins statuaires. Retour sur la dissolution d’un monde qui n’en finit pas de se défaire et qui peut-être offre un espoir de renouveau, récit de l’obstination d’un homme qui, avec ou contre un prince déchu, s’obstine à explorer les sillons entrelacés du présent et du passé, quête jalonnée de mythes et de mensonges, de fausses pistes et de faux-semblants, roman de la démesure et de la folie, interrogation sur l’écriture et sur le souvenir, cet « Homme plein de misère » séduit, emporte, et brasse un éventail de thématiques tel qu’il serait difficile d’en faire l’inventaire.

« Je suis bien certain qu’on chercherait en vain dans le tumulte de la plus aventureuse des vies humaines une expérience aussi sidérante que celle qui consiste à entrer de plain-pied en un rêve longtemps mûri dans sa singularité et s’imposant en une réalité tangible en tout point conforme à celle qui naguère encore figurait la fantaisie intime.  »

En toute subjectivité, il y a dans ces « Barbares  » de plus de sept cents pages très denses certaines longueurs. Une impression particulièrement forte dans la partie ethno-fiction (l’usage des plantes, les tissus, les cuirs), et ceci d’autant que le propos de l’auteur est à l’évidence plus vaste et plus élevé que de simples détails techniques. Autre reproche, moins subjectif : si l’on sait déjà que si Jacques Abeille est un styliste de haut vol, si l’on sait aussi qu’il arrive à sa prose de faire preuve d’une certaine lourdeur et que ses dialogues souffrent d’une théâtralité excessive, bien évidemment volontaire, on s’étonne dans certains passages de ces débauches d’adjectifs et de ces « qui » et ces « que » introduisant des subordonnées pesantes, défauts que les éditeurs ne manquent jamais de reprocher à des auteurs débutants. Certaines répétitions laissent perplexe :“ Le matin où nous parvînmes à ma maison du gardien, au moment du réveil nous avions pu contempler un fragile voile de givre recouvrant le sol. Les herbes folles insensiblement s’étaient redressées aux rayons du soleil et cernaient de leur tiges tremblantes la maison et ses dépendances quand nous y parvînmes.”, et l’on se demande si des phrases alambiquées telles que “Non seulement je reconnaissais jusque dans le plus infime détail de leur modelé les mains qui erraient sur mon corps, mais encore mes organes les plus profonds manifestaient soudain une ineffable harmonie sur quoi régnait mon cœur dont les battements réguliers, lents et nobles, réglaient l’inlassable et voluptueuse action de mes viscères en propageant leur rythme jusqu’aux plus lointains rameaux de l’arbre de mon sang.” ne desservent pas le roman plus qu’elles ne le nourrissent. Reste que malgré ces rugosités répétées, la prose de Jacques Abeille, classique et soignée, convainc, et demeure à tel point au-dessus du lot que le lecteur y reviendra encore et encore.

« Une banalité uniforme s’étendait sur le monde comme une lèpre invisible et tenace et le sentiment de l’altérité humaine s’effaçait au profit d’une intempérante et dérisoire affirmation de soi.  »

Quant à « La Barbarie  », qu’Attila, son précédent éditeur, avait avec raison décidé de publier à part, alors qu’elle avait été conçue par l’auteur comme part intégrante des « Barbares  », elle redistribue totalement les cartes en comptant le retour du narrateur dans une Terrèbre qui n’est pas celle des « Barbares », mais celle des mondes du dessinateur Schuiten : on y reconnaîtra, que l’on avait pu apprécier à travers ses bandes dessinées, l’archiviste, l’architecture – la nef avec les livres – le procès, la confusion des possibles. Si cette « Barbarie » permet de dénoncer de façon assez transparente bien des travers de notre monde, et de l’inscrire dans une temporalité proche de la nôtre (un danger politique plus grand que celui de la barbarie, décrit comme "la bêtise citoyenne, la barbarie, la vraie », une université qui tourne à vide sur ses anciennes publications, des étudiants de plus en plus médiocres, le déni et la haine de la réalité et du terrain, la détestation du passé, le refus de l’imaginaire), et même si l’on trouve ici et là, dans « Les Barbares », des éléments qui peuvent en être considérés comme annonciateurs, elle apparaît comme une pièce rapportée dont la cohérence avec le reste de l’œuvre (on y retrouve un personnage en relation avec « Le Voyage du fils », autre épisode du cycle des contrées), pourra être jugée assez lâche. On considérera donc cette annexe au cycle des Contrées – où apparaissent, en rupture flagrante avec son univers ancien, photographies et moteurs, et que vient marquer un jeu dickien sur le réel assez convenu – comme une curiosité et une nouvelle mise en abîme, certes plaisantes, mais peut-être pas absolument nécessaires.

« En un mot, il lestait de réalité un récit qui, tant que je demeurais seul détenteur de ses clefs, me faisait vivre dans un état d’hallucination permanente.  »

Si la lecture de cet « Homme plein de misère » peut entraîner quelques regrets, tout particulièrement la perte de ce caractère intemporel qui marquait jusqu’alors le Cycle des Contrées, les amateurs de cette œuvre ambitieuse qu’est celle de Jacques Abeille y retrouveront la richesse et la profusion auxquelles ils sont accoutumés. Récit à la fois lent et foisonnant, récit philosophique et poétique, « Un homme plein de misère » revisite l’univers des « Jardins statuaires » jusqu’alors incomplètement inexploré, et dans lequel l’on reviendra une fois encore avec « Les voyages du fils ».


Titre : Un homme plein de misère
Auteur : Jacques Abeille
Couverture : Anne-Gaëlle Amiot
Éditeur : Folio (édition originale : Le Tripode, 2011)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman
Numéro : 612
Pages : 810
Format (en cm) : 11x18
Dépôt légal : août 2018
ISBN : 9782072753527
Prix : 11,20 €



Jacques Abeille sur la Yozone :

- « Les Jardins statuaires »
- « Le Veilleur de jour »


Hilaire Alrune
13 décembre 2018


JPEG - 16.9 ko



Chargement...
WebAnalytics