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Messe noire
Peter Straub
Bragelonne, Terreur, traduit de l’anglais ( Etats-Unis ), fantastique, 498 pages, 6,90€


« Il tourna la tête pour mieux observer, et, pendant une seconde au moins, il eut l’impression de distinguer quelque chose de petit, de blanc et de déchirant, autre chose qu’une écharpe, se tordre à terre à un peu plus d’un mètre dans un cercle de peinture, puis s’élever en tourbillonnant jusqu’à disparaître brusquement.  »

Ils se nomment Harwell Lee, Jason « Bateau » Boatman, Howard « Dément » Bly, Donald « Sensass » Olson et enfin Lee « l’Anguille » Tuarx. Ils sont lycéens et les meilleurs amis du monde. Jusqu’au jour où arrive un individu du nom de Spencer Mallon, jeune homme d’une beauté et d’un charisme incroyables, magicien, gourou, prophète, qui les subjugue tous. Tous, sauf Lee Harwell, qui préfère prendre ses distances avec cet individu qui ne fait que parasiter et voler les étudiants qui tombent sous sa coupe. Raison pour laquelle il n’ira ni à ses réunions, ni à ce rendez-vous nocturne, occulte, ce rituel au cours duquel Mallon, exalté par ce qu’il pense être une conjoncture unique, est persuadé de déchirer le voile qui recouvre le monde. Pour un résultat catastrophique : des deux autres lycéens qui les accompagnaient, l’un est retrouvé démembré, l’autre a disparu. Howard « Dément » Bly est devenu fou – réellement. Donald « Sensass » Olson se volatilise, entraîné par Mallon dans sa fuite et dans sa carrière d’arnaqueur. Boatman ne tourne guère mieux. Quant à Lee Tuarx, que le narrateur épouse peu après, jamais elle n’a accepté de lui raconter ce qui s’est passé cette nuit-là.

« Le plus gros problème avec le monde au-delà de l’épaisse membrane d’air qui glissait autour d’elle, se dit l’Anguille, était qu’il était à la fois démentiel et toxique. Si froid et vénéneux, que, selon certaines sources, le Cornelius Agrippa que Mallon admirait tant s’était réfugié dans la chrétienté. »

Quelques décennies plus tard, Harwell Lee, qui croyait avoir fait définitivement une croix sur ce mystère, en devient littéralement obsédé. Il retrouvera ses amis, les uns après les autres – aidé en cela par son incroyable épouse qui persiste à ne rien vouloir lui dire de ce qu’elle a vu et vécu la nuit fatidique – et tentera de faire la lumière sur ce mystère, si toutefois la chose est possible dans la mesure où chacun semble avoir, au même moment et au même endroit, vécu une part d’évènements communs et une part d’évènements différents. Que Spencer Mallon ait été un charlatan, nul ne peut avoir le moindre doute là-dessus. Que sa tentative occulte ait produit des effets autres que purement rationnels, cela semble une évidence pour beaucoup.

«  Des mouches tournoyaient, sonnées, autour de la créature, enivrées par son terrible relent, mélange de chèvre, de cochon, d’égout, de mort, à la fois tout cela et rien de tout cela.  »

Il y avait ces anecdotes fantastiques que Spencer Mallon, avant l’évènement, jurait véridiques. Il y a le mystère de Howard « Dément Bly », qui n’a jamais quitté l’asile et ne parle plus que par citations empruntées à « La Lettre écarlate » de Nathanaël Hawthorne et aux « Rêvelunes » de L. Shelby Austin, sans doute apocryphes (peut-être issues d’un autre roman de l’auteur, qui ne résiste pas à la tentation de l’autoréférence, son narrateur lisant un roman de Tim Underhill, l’un de personnages fétiches de Peter Straub). Il y a maintenant les récits inquiétants, impossibles, postérieurs à l’évènement, que ses anciens amis rapportent à Harwell. De mystérieuses créatures canines, des fantômes, d’autres évènements inexplicables. Lui-même, en compagnie d’Olson, est confronté à un évènement qu’il lui est difficile de ne pas considérer comme surnaturel. Il y a une enquête parallèle qui obsède également Harwell, une affaire de meurtre en série liée au personnage retrouvé mort au cours de la nuit fatidique, ou plus exactement à son oncle, et avec laquelle il est peut-être le seul à avoir établi un rapport. Et bien d’autres choses étranges encore.

« Au commencement », « Le Blues du dément », « Donald Olson », « Meredith Bright Walsh », « La matière noire », « Le phénomène du survol » : cette structuration en six grands chapitres, par endroits découpés en quelques sous-chapitres, ne dupera personne. Le roman n’a pas de structure, tout du moins pas de structure facilement discernable, et demande au lecteur une attention soutenue. Les allers-retours entre le présent et plusieurs moments différents du passé sont légion, bien loin d’être aussi aisément lisibles que de très classiques flash-backs, les narrations et sous-narrations changeantes et étroitement imbriquées. Une manière de dire le tâtonnement et la confusion du narrateur, la manière dont les personnages progressent comme ils le peuvent dans les ténèbres, confusion portée à son paroxysme dans un dialogue étonnant et maîtrisé, où Howard « Dément » Bly parle en même temps dans le présent à un soignant de l’équipe et dans le passé à une autre personne.

Si Peter Straub multiplie les astuces pour ralentir son intrigue et distiller les éléments tout au long de cinq cents pages, si certains éléments ou lacunes semblent difficiles à admettre (ainsi les résultats de l’enquête policière concernant la nuit fatidique sont-ils glissés par l’auteur sous le tapis, et le fait que le narrateur ignore que l’un de ses meilleurs amis n’a jamais quitté l’asile ne paraît jamais vraisemblable), le sens du détail et le soin extrême qu’il apporte à son petit groupe de personnages témoigne sans doute de ses intentions premières. Plus qu’un mélange entre réalité, merveille et cauchemar, plus qu’une réflexion assez convenue sur la nature du mal, plus qu’un récit effrayant finissant par dissoudre ses effets dans une rupture mainte fois réitérée du rationnel, « Messe noire » est avant tout l’histoire de ces cinq individus.

« Un accès de doute profond l’envahit : elle était perdue dans un monde inconnu et irréel, et, au lieu d’essayer de s’en échapper, elle s’y enfonçait à toute allure.  »

Au final, plus que l’aspect fantastique ou thriller, ou horreur, ou épouvante, peu importe le nom qu’on lui donne, plus que les évènements et les péripéties, ce que l’on garde en mémoire de la lecture de « Messe noire », comme d’autres romans de l’auteur tels que « Tu as beaucoup changé Alison » ou « Le Dragon flottant », c’est la petite musique des personnages, une petite musique existentielle qui malgré les qualités, les efforts, et même les auras des uns et des autres, finira toujours teintée par une note de tristesse, un arrière-goût dominé par un sentiment mêlant inachevé et incapacité à élucider non seulement les mystères étranges et fantastiques du monde, mais aussi, bien plus prosaïques, les secrets que les uns et les autres dissimuleront toujours. On retrouve souvent chez Peter Straub, intimement mélangées, cette obsession du temps passé et perdu que l’on peine à expliquer, de ce vécu ou de ces évènements sur lesquels l’on revient sans cesse dans l’espoir de parvenir un jour à les comprendre et dont on ne saisira jamais qu’une partie, et cette mise en relief du mystère irréductible des individus, souvent les plus proches – leurs zones d’ombre sur lesquelles nous ne parviendrons jamais à amener la lumière, leurs secrets qui nous échapperont à jamais.


Titre : Messe noire (A Dark Matter, 2010)
Auteur : Peter Straub
Collection : Terreur
Traduction de l’anglais (Etats-Unis) : Benjamin Kuntzer
Couverture : Paul Cooklin / Arcangel Images
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 498
Format (en cm) : 11 x 17,3
Dépôt légal : octobre 2018
ISBN :9791028109677
Prix : 6,90 €


Peter Straub sur la Yozone :

- « Night Room »


Hilaire Alrune
3 décembre 2018


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