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Dieux Sauvages (les), tome 1 : La Messagère du Ciel
Lionel Davoust
Critic, roman (France), fantasy, 648 pages, mai 2017, 25€

La Rhovelle est un royaume fragile, agrégat de provinces assez pauvres, à l’exception d’une seule, la Magnécie, dirigée par la branche cadette du premier monarche. Lorsque meurt son père, Juhel de Magnécie ambitionne de renverser le conseil qui supplée au roi, malade, pour redonner au royaume la puissance qui fut la sienne. Pour cela, il s’appuie sur le clergé de Wer, le dieu vengeur qui ravagea Evanégyre et mis fin à l’Empire d’Asrethia. De plus, la menace d’une invasion des séides d’Aska, l’autre divinité, est plus que jamais réelle : les montagnes de l’ouest, frontières naturelles, ne sont plus infranchissables.

Pour unir un royaume, rien ne vaut un Héraut divin. Mais voilà plus d’un demi-siècle que Wer n’a désigné de champion, dans son clergé ou parmi le peuple...

En Belnacie, Mériane vit en marge du village où elle a grandi. Elle conspue le clergé de Wer qui a condamné au bûcher la guérisseuse du village, son amie et tutrice, par pur obscurantisme. Elle rejette cette société patriarcale où une femme n’est rien. Depuis qu’elle vit dehors, dans la zone instable où prolifèrent les dangereuses Anomalies, elle s’en sort plutôt bien.
Et voilà que Leopol, un weriste raide comme ses principes, vient l’engager comme guide. Le fils du seigneur local s’est perdu dans les bois qu’elle connaît mieux que quiconque. Le voyage est rude, d’autant que le soldat de Dieu la méprise et qu’elle le lui rend bien. Au terme de leur quête, ils pénètrent dans l’Anomalie, y endurent des épreuves qui mettent à mal leur volonté, et Wer s’adresse à eux. Leopol tarde à obéir à la parole divine, qu’il met en doute - un piège de l’Anomalie ? Mériane, elle, veut sauver sa vie.
Et c’est ainsi qu’elle devient le nouveau Héraut de Wer. Elle, femme, paria, intermédiaire du dieu vengeur. Face à la menace d’invasion d’Aska, elle va devoir unifier le royaume et le clergé derrière sa parole pour sauver la Rhovelle de l’anéantissement.



Lionel Davoust est à n’en pas douter mon auteur préféré, je le clame à chaque chronique de ses ouvrages. Son univers d’Evanégyre, qu’il développe au fil de ses textes sur plusieurs millénaires, prend son essor sous l’Empire millénaire d’Asrethia, qui conquiert la planète grâce à l’artech, une technologie qui tire sa puissance des cristaux-vapeur de dranaclase. Des premières machines de guerre aux mechas volants, l’empire s’étend, jusqu’au Grand Cataclysme, lorsque Wer plonge le monde dans des Âges Sombres, et un retour à des temps médiévaux peu éclairés, tant côté technique que sociétal. « Les Dieux Sauvages » se situent chronologiquement là, un siècle après “Quelques grammes d’oubli sur la neige” (qu’on retrouve dans « La Route de la Conquête ») et bien avant « Port d’Âmes », et annonce très vite son inclinaison dark fantasy.

Le roman s’ouvre sur un échange, immatériel, intemporel, entre les deux dernières divinités, Wer le destructeur d’Asrethia et son frère Aska. Le premier croit en l’Homme, le second davantage en ses pires penchants. Aska, rendu aveugle, est pétri de vengeance, et entend détruire son frère. Cela se jouera en Rhovelle.

Dans la lignée de G.R.R. Martin ou Brandon Sanderson (cités en 4e de couverture), Lionel Davoust nous livre une situation politique aussi fragile qu’intenable. Un roi malade, une reine étrangère jamais vraiment acceptée, un conseil qui se déchire à fleurets mouchetés, et un ambitieux avec de belles cartes en main. Tout implose, forcément. Et Lionel Davoust excelle une nouvelle fois à brouiller les repères : Juhel de Magnécie nous apparaît très clairement non pas comme un ambitieux ou un usurpateur, mais comme la seule solution possible à la situation, un rassembleur capable de repousser la menace. De plus, son absence de foi, son incapacité à croire nous épargne le cliché du leader fanatique. Mais... il y a un mais, voire plusieurs.Le premier étant que personne n’est tout blanc, et que les choix des uns et des autres, calomnies, trahisons, meurtres, ont des conséquences irrémédiables. La reine se retrouve acculée, s’opposant à Juhel, au risque d’avaliser son coup d’état. Et le seul héritier légitime du trône, le jeune et peu expérimenté Erwel, est loin de la capitale, invité des ducs locaux. Dans un tel moment de redistribution des alliances, un invité devient vite un otage... L’occasion pour le jeune prince de se frotter à la politique sur le terrain, un domaine dont son père, le frère du roi, l’a toujours tenu écarté.

Pendant ce temps, en Belnacie... La Belnacie, comme une grande partie de la Rhovelle, est une terre pauvre, sauvage, inhospitalière. Nous sommes en hiver, mais c’est la boue qui prédomine plutôt que la neige. Si les villages sont relativement sûrs, au-dehors ce sont les zones instables, avec ses Anomalies, des failles magiques, et les abominations, les êtres vivants mutés par leur trop proche fréquentation. Des bestioles de cauchemar, à l’instar du cerf aux crocs sanguinolents que croise Mériane en relevant ses collets. Très rapidement, ces éléments rappelleront au gamer le jeu de BioWare « Dragon Age : Inquisition » (le beau temps en moins) qui employait également ces failles entre monde tangible et... reflet dérangeant. Les ressemblances s’arrêtent là, car si les deux œuvres parlent d’une héroïne devant rallier des troupes, le discours sur la religion est bien plus poussé dans « Les Dieux Sauvages ». Et beaucoup moins manichéen.

Et c’est le principal enjeu de « La Messagère du Ciel », au-delà de la politique et des escarmouches qui vous laisseront le cœur battant à tout rompre. Lionel Davoust questionne la foi et la religion. Deux choses bien différentes.
Comme le constate Wer, et nous aussi au quotidien, le clergé, aux mains des hommes, s’éloigne souvent du message divin, au nom de l’interprétation, et le pouvoir temporel s’arroge souvent quelques privilèges qui perdurent avec les générations. Ainsi, que Wer ait défait l’impératrice Mordranthia du dragon a conduit la société weriste à considérer la femme comme source de tous les maux et toutes les tentations. Il ne fait pas bon naître femme en Rhovelle, Mériane et la reine Izana en sont l’incarnation : leurs compétences, leur autorité, leur probité seront constamment remises en cause par les mâles. Si à l’échelle d’une paysanne ce n’est pas la joie tous les jours, avec comme point culminant un mariage arrangé où l’on n’est rien moins qu’une marchandise, au sommet de l’état c’est autrement plus problématique pour la gouvernance du royaume. Une rumeur d’adultère, et le peu d’autorité de la reine Izana est balayé.
Cela vous rappelle quelque chose ? Oui, notre monde. En à peine moins flagrant.
Rares sont donc les « vrais croyants » dans cette histoire. Vient ensuite la question de la foi. Parmi les Weristes, seul le croisé Leopol affiche une droiture encore non souillée, et avoir failli à reconnaître son Dieu (et qu’à défaut il ait choisi Mériane) va profondément l’ébranler. D’abord incrédule, il reniera ensuite sa hiérarchie pour suivre la jeune femme, aussi insupportable soit-elle. Car c’est sa punition autant que son seul choix de croyant.
Juhel est plus complexe : il reconnaît lui-même ne pas croire vraiment. Le divin ne le touche pas, et il s’en ouvre à mots couverts à son conseiller weriste, Lothar Crestra, qui le conforte dans ses projets : même s’il ne croit pas, c’est bien Wer qui le guide, parce que ce qu’il se prépare à faire est bien. Sous-entendu que ce sont les gagnants qui écrivent l’Histoire, de toute façon. Son destin n’en sera que plus paradoxal, comme nous, lecteurs extérieurs aux événements, l’auront senti : diviser pour mieux régner n’est pas forcément une stratégie gagnante.
Enfin, Mériane.

Mériane croit en Wer comme les gens qui disent « mon dieu » : cela lui revient par à-coups, comme une planche de salut quand tout espoir s’éteint. Lorsque sa mort ne semble pas imminente, Mériane vomit cette divinité qui opprime la moitié de la population au nom des crimes d’une impératrice morte, qui maintient tous les hommes dans la précarité, la peur... Le choc est donc violent lorsqu’elle lui est directement confrontée.
Elle tente de refuser ce rôle de Héraut, avant de céder à l’argument de pouvoir changer les choses. Mais les tensions sont permanentes entre elle et la voix presque omniprésente dans sa tête. Mériane est rage pure, et pouvoir s’adresser directement à la cause de tant de maux est un exutoire. Mais Wer n’est pas un dieu patient, et il a des consignes à lui donner, des actions auxquelles il la contraint pour mener à bien son plan. Pas facile lorsque son outil, pour la première fois, est plus que rétif.
Le rapprochement avec Jeanne d’Arc est aisé, d’autant que Mériane est rapidement surnommée « la Pucelle de Doélic », du nom de la seigneurie où elle réalise son premier miracle, guidée par Wer. Mais rien n’est plus inexact. Si toutes deux se sont heurtées à un pouvoir masculin, Jeanne était pénétré par la foi, investie d’une certitude qui à défaut de convaincre, a su influencer l’entourage du roi de France qui a tourné l’affaire à son avantage. Chez Lionel Davoust, c’est bien plus compliqué : Mériane est hermétique à cet acte de foi que lui réclame Wer, et tout au plus s’instaure entre eux une collaboration, Dieu chuchotant les consignes à son oreille. Mériane, détestant son dieu, ne peut l’incarner avec ferveur. C’est pourtant ce qu’elle devra accomplir pour fédérer les seigneurs de Rhovelle derrière elle.
Mais encore faudrait-il que le clergé la reconnaissance comme Héraut, et entre la misogynie des prélats et son sale caractère, Wer a bien du souci à se faire. Car Mériane n’en fait qu’à sa tête, bousculant tout sur son passage là où les choses auraient exigé diplomatie et finesse.
Terminons sur le religieux en évoquant Aska et son Héraut Ganner, fondu dans une armure qu’on identifiera comme un vestige artech (frissons partout...). L’armée d’Aska est fanatisée, droguée à la drana (la drogue issue de la dranaclase, voir « Port d’âmes ») et les prisonniers sont enrôlés de force, parfois mutés en Abominations. Mais dans tout ce paysage horrifiant, on notera agréablement qu’un camp comme l’autre appelle sa divinité « Dieu », comme s’il n’y en avait qu’un. Ou un seul vrai, digne de ce nom. Cela aussi, ça vous rappelle un truc ?

Bref, Lionel Davoust traite dans « La Messagère du Ciel » de sujets sociaux que l’actualité à rendus encore plus brûlants. Les atrocités commises au nom de la religion, la place de la femme (je n’ose parler d’égalité), l’union face à un péril commun (le ciel empoisonné d’Aska n’est pas sans rappeler les différents périls écologiques qui nous guettent), tous ces problèmes dont les hommes (ou les Hommes) sont la cause et qu’ils aggravent faute de chercher la bonne solution.
Tout cela emballé dans de la dark fantasy de haut vol, dense et prenante, magnifiquement écrite et terriblement troublante. On se surprend à se questionner sur le rapport de Lionel Davoust à la religion, notamment chrétienne, puisque Wer parie sur la capacité de rédemption de l’Homme. Néanmoins cette interrogation ne dure guère : si Aska sème la mort, Wer n’est pour sa part pas un dieu d’amour, et ainsi que l’auteur le fait dire à Mériane, un dieu qui punit ses fidèles au lieu de leur tendre la main ne mérite pas qu’on croit en lui.
Mais si nous pouvons douter d’une existence du divin, et plus encore nous lecteurs de fantasy (c’est une opinion toute personnelle, mais peut-on concilier foi en un livre prétendument sacré et lecture d’Imaginaire ? toute réponse bienvenue), Mériane n’a pas ce choix, la réponse s’imposant à elle.

Parviendra-t-elle à des compromis avec Wer ? Le Dieu et sa Messagère (car il n’y a pas de féminin à Héraut... et pas d’écriture inclusive) parviendront-ils ensemble à sauver la Rhovelle ? Tout se jouera à Loered, la ville-forteresse sur l’Ays, surnommée le Verrou du Fleuve, titre du second volume (largement entamé à l’heure où je rédige ses lignes).


Titre : La Messagère du Ciel
Série : Les Dieux Sauvages, tome 1/4
Auteur : Lionel Davoust
Couverture : Alain Brion
Éditeur : Critic
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 648
Format (en cm) : 20 x 13 x 3,5
Dépôt légal : mai 2017
ISBN : 9782375790069
Prix : 25 €



Nicolas Soffray
23 septembre 2018


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