Tanizaki Jun’ichirô (1886-1965) part de cette idée pour jouer avec le lecteur. Il semble d’ailleurs s’être amusé pour la rédaction de ce roman, car il l’oriente dans des directions souvent inattendues, alors que tout semblait écrit d’avance. En effet, à partir du moment où Mizuno s’inquiète, imaginant le pire, surtout que la description de Kodama correspond parfaitement à celle de Kojima, sans que ce soit toujours voulu, le lecteur extrapole la suite : Kojima va se faire tuer dans les conditions du roman. Comment Mizuno va-t-il s’en tirer ?
Il cherche justement les moyens de se disculper. Il espère déjà que personne ne remarquera la ressemblance, mais à s’inquiéter, il ne fait qu’alerter l’équipe de la revue et ne cesse de s’empêtrer dans les problèmes par la suite.
Une nouvelle commande du « Peuple » lui offre peut-être une porte de sortie, mais Mizuno est du genre laborieux, pour ne pas dire fainéant. Il ne bosse que dans l’urgence, auparavant il muse, dépense un argent qu’il n’a pas. La moindre distraction offerte s’avère une occasion de repousser l’ouvrage.
La rédaction de son nouveau roman ressemble au parcours du combattant et le fait passer par tous les affres. L’ensemble n’est pas dénué d’humour, tant il semble se débattre dans la mélasse. Il ne s’agit pas du perdreau de l’année, il a la quarantaine, pourtant il est obsédé par une femme. Contre toute raison, il tombe sous son charme et est prêt à tout pour l’avoir, même si l’on ne peut pas parler d’amour dans son cas, mais de pulsions sexuelles.
Mizuno s’avère énervant sur bien des points, mais aussi pathétique sur bien d’autres.
En développant son personnage central, Tanizaki ne manque pas d’éloigner les lecteurs de la conclusion présumée de « Noir sur blanc », il les noie dans la vie de l’écrivain avec ses problèmes incessants d’argent, sa souffrance face à la feuille blanche, ses désirs qu’il n’a pas forcément les moyens d’assouvir mais qu’il ne veut pas moins satisfaire. Il fait douter le public sur ce que sera le final, mais est-ce seulement possible, tant il semblait aller de soi dès le départ ?
Bizarrement, Tanizaki expédie la conclusion en quelques pages, comme si elle coulait de source, et s’en sort par une pirouette qui m’a laissé dans l’expectative. Que signifie vraiment la dernière phrase ?
On en revient finalement à ce jeu que l’auteur se plaît à mettre en scène. Il revient sur ce qu’il connaît, son métier avec ses joies et ses peines, ses doutes inhérents au processus de création et son questionnement perpétuel.
Il est clair qu’il faut accepter de rentrer dans le jeu orchestré par Tanizaki et sa volonté assumée d’aller un peu dans tous les sens. « Noir sur blanc » ne relève pas vraiment du policier, plus du noir par sa tonalité générale. Écrit en 1928, ce roman souffre tout de même de son âge et la période n’est pas des plus intéressantes. Bien des situations alors pleines de sous-entendus sont aujourd’hui banales et risquent de ne pas éveiller grand-chose suivant la réceptivité du lecteur.
« Noir sur blanc » apparaît donc daté, mais la lecture n’en est pas moins plaisante, car Tanizaki explore finalement la condition de l’écrivain, qualifié ici de démoniaque. Son imaginaire et son quotidien s’interpénètrent, se mélangent et les frontières deviennent toujours plus floues. Argent et sexe (abordé très pudiquement, pour ne pas dire éludé, alors qu’il s’agit d’une grande motivation de Mizuno), humour et gravité sont encore d’actualité, ce qui permet à « Noir sur blanc » d’être toujours évocateur, surtout que ce roman est parsemé d’une bonne part d’autodérision.
Titre : Noir sur blanc (Kokubyaku, 1928)
Auteur : Tanizaki Jun’ichirô
Traduction du japonais : Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré
Couverture : © Klava Kulovec / EyeEm / GettyImages
Éditeur : Éditions Philippe Picquier
Collection : Littérature grand format
Site Internet : roman (site éditeur)
Pages : 256
Format (en cm) : 13,2 x 20,5
Dépôt légal : mai 2018
ISBN : 9782809713114
Prix : 19,50 €
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