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Seigneurs de Bohen (Les)
Estelle Faye
Critic, roman (France), fantasy, 591 pages, février 2017, 25 €

L’empire de Bohen agonise, même si tous ne le ressentent pas encore. certains vont y participer, d’autres y assister, impuissants.
Valentyn a fui un monastère en flammes et une sorcière lui a enfoncé un monstre dans le crâne. Vingt années plus tard, devenu Sainte-Etoile, bretteur traînant une sulfureuse réputation derrière lui, et autant de tueurs à ses basques, il est engagé, contre son gré, pour approcher Sorenz ab Abahain, le chef d’une compagnie mercenaire en pleine ascension aux canons redoutables. Le jeune guerrier est charismatique, et Sainte-Etoile est irrésistiblement attiré.
Maeve est la fille d’un armateur des Havres, et une morguenne, une sorcière. Mais son pouvoir, sur le sel, est bien piètre face à la capacité de Lantane, son amante, de contrôler les tempêtes. Cette dernière est le rempart du village contre les Vaisseaux Noirs, la Némésis des Havres, des navires terribles, à l’équipage monstrueux, et qui barrent l’horizon depuis la chute des Wurms, les empereurs dragons des temps anciens. Des navires que seule la magie de l’Impératrice maintient à distance, mais qui se rapprochent néanmoins de jour en jour, aussi la jeune femme laisse-t-elle ses proches pour rejoindre Serna Chernik, la capitale au palais d’Ambre Vert.
A la capitale, justement, on découvre Sigalit, une petite couturière débrouillarde, qui échappe à la garde comme aux autorités religieuses toutes-puissantes dans les pauvres faubourgs. Sigalit a le malheur d’être la soeur cadette de Janosh, un hérétique condamné par le culte pour avoir pratiqué la magie interdite. Janosh, la langue tranchée, est désormais maton dans les mines de lirium de Katow-Ser. Mines où il tombe sur Wens, ancien clerc jeté là officiellement pour possession d’un ouvrage séditieux interdit, « De la fin des empires », officieusement parce que la princesse cadette s’est servi de lui pour tomber enceinte et assurer sa prise de pouvoir. Ensemble, les deux hommes vont réveiller une magie ancienne et assez puissante pour renversé l’Empire.
Les ingrédients d’un cocktail détonnant sont donc réunis. Le peuple grogne, et les rebelles entretiennent cet état de fait, préparent le soulèvement, les contrebandiers les approvisionnent en armes. L’Empereur, tout entier tourné vers la malédiction qui privera sa lignée du trône, ne peut qu’observer l’inévitable se produire, aveugle aux manœuvres de sa fille aînée, mère abbesse, qui crée en secret une armée d’adolescents fanatisés par les drogues.



Est-il encore besoin de présenter Estelle Faye ? J’ose croire que non. Son conte « Porcelaine » très remarqué, un talent confirmé par le post-apo « un Éclat de Givre », la trilogie « La Voie des Oracles »... Elle met la barre encore un peu plus haut avec ce monumental roman, d’une densité et d’une complexité sidérantes. C’est bien simple, en 600 pages on a la sensation d’avoir lu une trilogie complète, aux nombreux personnages, mais sans jamais avoir été perdu dans les intrigues ni les rôles de chacun. On a découvert un empire pourrissant, pourri depuis longtemps, et qu’elle brisera avec le même soin qu’elle l’aura patiemment construit sous nos yeux, par petites touches.

Tout y est. Une politique sans pitié, tant au niveau local avec des margraves omnipotents qu’au plus haut de l’état, dont nous ne verrons que le trône impérial et autres lieux de pouvoirs de sa famille. Une Histoire où le religieux se mêle au pouvoir, la fin d’un règne d’empereurs-dragons, les Wurms, de la main vertueuse d’un héros, la Purge qui a suivi qui a fait disparaître presque toutes leurs traces, les rendant mythiques, tabou, et leurs derniers relents inexpugnables, comme les Vaisseaux Noirs, d’autant plus effrayants. Des cultes... Vous avez sans doute remarqué que les auteurs français de fantasy n’étaient guère tendres avec la religion. Estelle Faye n’y échappe pas, et ses cultes sont oppressifs, culpabilisateurs derrière les apparences d’abnégation et d’humilité, et les hérésies violemment châtiées, par les Muets au service de l’Archonte du temple essène. Sainte-Etoile est poursuivi pour avoir dirigé une secte et causé la mort de ses adorateurs (comment exactement, on ne le saura pas). On peut même retrouver le pouvoir lénifiant de la foi dans l’armée des adolescents drogués.

A ces contraintes de l’esprit, Estelle Faye oppose la liberté des idées, avec une histoire de rébellion, de soulèvement, et des corps, avec des amours homosexuels, certes pas affichés, mais vécus pleinement par ses personnages ; Maëve et Lantane, Sainte-Etoile et Sorenz. La relation fusionnelle de Janosh et Wens, avec une magie très intime (à base de peinture corporelle et de possession spirituelle) en fait aussi partie.

La seule foi qui trouve grâce à ses yeux est celle en un monde meilleur, en la possibilité de changer les choses. Et si ses personnages ont le même but, leurs méthodes divergent, et on peut craindre qu’ils ne partagent pas le pouvoir acquis. C’est là que l’autrice est cruelle, avec ses héros et ses lecteurs : il arrive un moment fatal, lorsque nous nous sommes attachés à eux, où la logique et le réalisme ne peuvent être séparés de l’intrigue, et où il va y avoir du sang et des morts. Des gens dans des camps qui se font face. Et le tragique va résonner comme une cloche de tocsin.

C’est une fresque titanesque, mais toujours à hauteur d’homme et de femme, que nous offre Estelle Faye. Sa narration saute allègrement d’un personnage à l’autre pour nous montrer toutes les facettes d’un univers vacillant, toutes les souffrances et les destins brisés, tous ces héros et ces anonymes qui participent à cette chute d’un empire, tous mus par leurs passions, qui font leur force, souvent jusqu’à la mort. Le roman recèle des instants de grâce, de pointes d’humour (avec les interventions de Morde, dans la tête de Sainte-Etoile), de frissons d’excitation face à l’interdit, au risque. Constante dans l’œuvre d’Estelle Faye, ces personnages osent. Osent prendre des risques, le risque d’être eux-mêmes. C’est ce qui les pousse si loin, et les rend si beaux.


Titre : Les Seigneurs de Bohen
Auteur : Estelle Faye
Couverture : Marc Simonetti
Éditeur : Critic
Collection : Fantasy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 591
Format (en cm) : 20 x 13 x 3,8
Dépôt légal : février 2017
ISBN : 9791090648869
Prix : 25 €



Nicolas Soffray
29 mars 2018


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