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Mister Caspian & Herr Felix
William Kotzwinkle
Cambourakis, roman (USA), ovni littéraire fantastique ?, 313 pages, mars 2017, 22€

David Caspian, acteur américain à succès, aborde la cinquantaine avec souci. L’insistance de son agent de de son ami producteur à lui faire accepter le premier rôle dans le film de SF, bien loin de ses ambitions de drame cinéphile, n’aide pas. A la maison, sa femme, publicitaire de génie, alterne les crises de jalousie et de dépression, quant à sa fille, très empathique, son école la juge hypersensible.
Cerise sur le gâteau, voilà que Caspian se met à avoir des absences, durant lesquelles il s’imagine transporté dans le corps de Felix, petit trafiquant allemand au début des années 40. Tout semble si réel... Et son psy ne le croit pas !
Craignant pour sa santé mentale et le tournage en cours, Caspian cherche à comprendre ce qui le lie à ce Felix, et ce qui lui arrive... Surtout que certaines similitudes entre la Californie des années 80 et l’Allemagne nazie commencent à émerger, et que les protagonistes des deux époques se confondent...



J’avais adoré « L’Ours est un écrivain comme les autres », sorti en 2014. « Mister Caspian & Herr Felix » est beaucoup moins léger, mais tout aussi déjanté.
L’Hollywood des années 80 dans lequel évolue David Caspian est au crépuscule de son âge d’or. La course au fric est permanente, les projets des studios doivent être rentables, on sert le box office avant de réfléchir à une éventuelle dimension artistique. Caspian a passé l’âge des rôles de séducteur, de héros. A la sortie d’un film familial, expérience qu’il ne souhaite en rien renouveler, il engage un scénariste pour lui écrire un beau film. D’ici là, il est pressé de toute part, par les éléments « économiques » de son entourage, d’accepter un rôle dans un space-opera où tout se joue sur les effets spéciaux et la notoriété des acteurs. Sa partenaire, Roma, est une jeune et jolie fille à la mode. Le réalisateur est consensuel, c’est-à-dire mauvais, sans vision artistique, propre à rendre une copie neutre, donc qui plaira au plus grand nombre. Caspian rêve d’autre chose, de retrouver les sensations de plénitude qu’il éprouve en se promenant seul dans les collines, loin de ses amis, qu’il aime beaucoup mais dont les manies et les idées fixes ont rendu prévisibles, sans surprises. Idem de sa femme, dont il anticipe, avec amour et douceur, les crises qui passent comme autant d’orages.
Lui rêve de se « déconnecter » de cette réalité où tout n’est que fric, business, pouvoir, relations (de travail ou sexuelles), soucis, divorces, scandales... Mais se retrouver projeté dans la tête de Felix ?
Felix ne semble pas un mauvais gars. Petit magouilleur, trafiquant profitant du marché noir pour rendre des services et tirer son épingle du jeu, il va mettre le doigt dans l’engrenage qui finira par le broyer en acceptant de servir le général Mueller, chargé de la confiscation/récupération des oeuvres d’art pour soutenir l’effort de guerre. par les yeux de Felix, ou de Caspian-dans-la-tête-de-Felix, on verra comment le IIIe Reich, jusqu’à ce que la défaite s’annonce imminente, a tissé sa toile, spoliant les uns, investissant dans les autres, s’emparant du monde industriel de gré ou de force. Quand les missions de Felix l’entraineront au plus près des camps, quand les marchandises transportées ne permettront plus de se voiler la face, lui qui porte l’uniforme à croix gammée par obligation et sans conviction va tenter de sauver ce qui peut l’être, de punir ceux qu’il peut menacer, et de s’en sortir...
Deux choses troublent Caspian : s’il n’a aucune prise sur ses absences, certaines choses résonnent entre les deux mondes. Comme dans un film, ses proches incarnent, physiquement ou moralement, les interlocuteurs de Felix. Marla, la danseuse qui se rêve actrice et qu’aime Felix, est sa femme Carol. Ses amis, son producteur, même son psy y passent.
L’autre chose, c’est que pendant qu’il est là-bas, qu’il influe peut-être sur son hôte, Felix a l’air d’être aux commandes de son corps. Et que non seulement il fait illusion, mais l’Allemand, qui est monté une fois sur scène, s’avère meilleur acteur que lui, tant l’équipe de tournage encense des performances dont Caspian, ailleurs, ne garde aucun souvenir. Si l’absence du pourquoi de ses visions le mine profondément, sans que Carol ou son psy n’en prennent la juste mesure, l’absence de réaction ou la réaction positive de son entourage à ses absences lui sont encore plus douloureuses.

On glisse sans aucune transition, aussi violemment que le fait Caspian, de la Californie à l’Allemagne, de Caspian à Felix, et idem pour le retour, les situations et protagonistes présents se faisant écho. Ce procédé scripturaire nous secoue autant que sa victime, et si on finit par s’y habituer, on s’enfonce plus profondément dans l’horreur nazie au fil des jours, voyant l’étau se resserrer autour de Felix. Son univers devient de plus en plus froid, glaçant, tandis que se profile l’horreur finale, loin des petits trafics de lingerie française du début. Cela contamine la Californie, exit l’insouciance des premiers chapitres, les proches de Caspian révèlent leurs failles, le rêve hollywoodien s’efface au profit d’une réalité tellement plus cruelle. Drogues, dépression, divorces, jalousie, déviances sexuelles...

La tension montant page après page, jusqu’au dernier chapitre on se demande comment l’auteur va clore son récit. Tout simplement de la seule façon, la plus logique et cruelle qui soit.
Si sur le fond on sort rincé de « Mister Caspian & Herr Felix », sur la forme ç’aura été un feu d’artifice permanent, les répliques assassines et les bons mots teintés de cynisme fusent, tout le monde en prenant pour son grade. Tous les protagonistes californiens sont désespérément humains, bourrés de faiblesses mais bombant le torse pour exhiber une force de façade, une façade qu’un souffle suffira parfois à faire s’effondrer. Au contraire, les personnages des années 40 sont tous des joueurs-nés, équilibristes en permanence sur le fil du rasoir, incarnant des vies qui ne sont pas les leurs, des identités volatiles, des rôles dont la puissance est d’en mettre plein la vue de leur interlocuteur-spectateur.

Un roman puissant, une lecture enchanteresse, étourdissante, et une plongée littéraire dans nos abîmes les plus sombres.
Il a 30 ans, et pas une ride.


Titre : Mister Caspian & Herr Felix (Exile, 1987)
Auteur : William Kotzwinkle
Traduction de l’américain (USA) : Séverine Weiss
Couverture : Jean Lecointre
Éditeur : Cambourakis
Collection : literature
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 313
Format (en cm) : 20,5 x 14 x 3
Dépôt légal : mars 2017
ISBN : 9782366242584
Prix : 22 €



Nicolas Soffray
1er décembre 2017


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