Il est plus difficile qu’on ne le croit de faire un excellent roman de fantasy, mais sans conteste, sans même regarder le prix Imaginales qui lui a été décerné, on peut dire que Manon Fargetton y est parvenu avec « L’Héritage des Rois Passeurs ».
Pourquoi, comment ?
Parce qu’il y a tous les bons ingrédients, voire un peu plus, et que la recette classique est audacieusement réalisée.
Si on veut simplifier le fond, à l’extrême, qu’a-t-on ? Une jeune héroïne, Enora, détentrice d’un pouvoir qu’elle n’a pas souhaité, orpheline, pétrie de désir de vengeance, catapultée dans un monde merveilleux et dangereux dont elle ignore tout. Sur l’autre arc narratif, une autre jeune fille, Ravenn, qui est aussi la princesse Elouane, revient chez elle pour reprendre ce qui lui revient de droit, prête pour cela à s’opposer à son père, à se venger de tous les mâles imbus d’eux-mêmes qui souhaitent mettre fin à cette dynastie par les femmes. Elle n’a qu’une poignée d’amis et doit se méfier de tous. Mais elle n’a pas peur et elle ira jusqu’au bout.
Et au-dessus de tout cela, les dieux se frottent les mains. Ou pas.
Des ingrédients classiques, donc, la vengeance, les complots de succession, mais aussi la découverte d’un nouvel univers.
Seulement voilà, Manon Fargetton a du talent. Et des thèmes forts, féminins, féministes, à ajouter en toile de fond. Et cela donne un roman captivant et très difficile à lâcher.
Cela commence comme un thriller. On a à peine le temps de s’intéresser à Enora, sa famille, le beau mec perdu de vue et enfin revenu, que tout ce petit monde est tué, et Enora exfiltré de justesse par Julian et Charly, qui la mettent au parfum. L’Ordre est à leurs trousses, une seule solution : changer de monde.
Pour Enora, c’est une révélation à la hauteur d’Harry Potter, des illusions qui s’écroulent et une vie à reconstruire. Tout à leur découverte d’Ombre, on verra différer les réactions des trois jeunes gens. Charly, notamment, est ravi de visiter enfin cet autre monde, qu’il préfère à Rive (le nôtre). Pour Enora, ce n’est que temporaire.
Du côté de Ravenn, après une entame tonitruante à la chasse au dragon, on aiguise notre curiosité : un message la contraint à tout abandonner. Car elle doit redevenir la princesse Elouane. On comprend vite que cela ne sera pas facile, humainement comme politiquement, qu’elle s’apprête, par son seul retour, à flanquer un bon coup de pied dans la fourmilière. Chapitre après chapitre, on découvre qui lui est resté fidèle, qui l’entoure, avec qui elle joue, politiquement et physiquement.
L’originalité de « L’Héritage des Rois Passeurs » tient bien sûr dans cette dynastie féminine, que le dernier époux royal en date veut abolir. Manon Fargetton, en renversant cette évidence, livre un violent et solide plaidoyer contre l’inégalité des sexes et la misogynie omniprésente. Les leaders masculins, pétris d’un idéal de suprématie masculine, qu’ils savent argumenter, n’en ressortent que plus veules à nos yeux. On ne sera pas surpris que l’exil d’Elouane soit la conséquence de son homosexualité assumée, horreur suprême pour des hommes pour qui seul le mariage permet d’accéder à la couronne. Ah, renversez les rôles, et on se croirait en pleine science-fiction... Cette homosexualité rend de fait inopérantes les habituelles approches masculines, les tentatives de séduction ne prenant pas sur Elouane, contraignant les hommes à ramper ou à révéler très vite leur vrai visage, souvent celui de la colère.
Il y a d’autres bonnes idées, bien sûr. Certaines classiques, comme une école de mages, très fermée, masculine (« évidemment » serais-je tenté d’ajouter) et un clergé davantage féminin, deux ordres qui se mêlent de politique. D’autres relèvent d’une ficelle particulière, que le roman exploite à fond : les Noirs Portraits. Chaque habitant de Rive est lié à un habitant d’Ombre, et la mort de l’un entraîne celle de l’autre à court terme. Et dans le cas de transfuges d’un monde à l’autre, on ne peut pas toucher son Noir Portrait sous peine de mort immédiate. Cela va avoir des effets variés : Charly tombe amoureux de la jeune prêtresse qui lui est liée, Julian va être formé par le Mage qui veut le garder en vie. La vengeance d’Enora va rejoindre les intérêts de la princesse Elouane, puisque les meurtriers de la famille de l’une sont aussi les opposants politiques, magiques et religieux de l’autre. Ça tombe bien... et puis quand on veut rendre service...
« L’Héritage des Rois Passeurs » échappe à toute tentative de catégorisation comme il échappe aux clichés de la fantasy sur lesquels il s’appuie. Parce que ses personnages sont profondément humains, avec la dose de défauts et d’inattendu qui va avec, parce que Manon Fargetton ne fait jamais le choix de privilégier son intrigue à leurs dépens, le roman surprend toujours, dans ses climax ou ses errances impromptues. La place du féminin (je ne parlerai pas d’une dimension féministe, on est au-delà de ce concept actuellement malmené), la réflexion politique et sociale autour du genre donnent une autre vision des sociétés féodales, déplaçant sur les terres de la fantasy un débat très contemporain. Un choix couronné de réussite, car le roman atteint son but sans jamais faire de militantisme.
On replongera avec délices dans la suite, « les Illusions de Sav-Laor », qui nous fera découvrir la communauté magique des femmes, dont on peut espérer qu’elle sera moins fermée que celle des hommes, mais certainement pas exempte de défauts, de complots, de luttes internes et de jalousies. Vu le caractère et la détermination des femmes de ce volume, on ne peut qu’attendre quelques étincelles...
Mention spéciale à la couverture de Magali Villeneuve, pendant sombre à l’édition originale.
Titre : L’Héritage des Rois Passeurs
Prix Imaginales 2016 - roman francophone
Auteur : Manon Fargetton
Couverture : Magali Villeneuve
Éditeur : Milady (édition originale : Bragelonne, 2015)
Collection : Fantasy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 472
Format (en cm) : 18 x 11 x 2,5
Dépôt légal : octobre 2016
ISBN : 9782811218232
Prix : 8,20 €