Genre : Drame
Durée : 2h02
Avec Cillian Murphy (Patrick ’Kitten’ Brady), Liam Neeson (le père Liam), Stephen Rea (le magicien), Brendan Gleeson (John Joe Kennedy), Billy Hatchet (Gavin Friday), Ruth McCabe (Charlie), Ian Hart (l’agent de police Wallis)
Irlande, les années 70. Patrick a été abandonné à sa naissance. Il grandit chez une famille adoptive. Conscient très jeune de sa différence, il se maquille et se déguise en fille. A l’étroit dans sa petite ville, il décide de prendre la route pour Londres et de retrouver sa mère.
Cette quête est le début d’une aventure qui lui fera traverser des épreuves douloureuses. Mais Patrick n’est pas un homme comme les autres, ou plutôt, il n’est pas une femme comme les autres. Toujours décalé, jamais véritablement en phase avec la réalité, il traverse la vie comme un équilibriste sur un fil à cinq mètres du sol : avec magie mais non sans risques.
Candide moderne et travesti, Patrick “Kitten” est né de l’imagination de l’écrivain Patrick McCabe. Le scénario est écrit en collaboration avec le cinéaste. Ovni littéraire, le film dépoussière la narration cinématographique, jusqu’à faire intervenir des rouges-gorges comme narrateurs. Chaque nouvelle étape de la vie de “Kitten” est introduite par des titres déroutants et originaux. Le ton est donné.
Véritable petite merveille cinématographique, « Breakfast on Pluto » est à l’image du titre, poétique. La caméra est toujours bien placée, joue avec la lumière et les points de vue. Neil Jordan entraîne le spectateur dans les étapes de la vie de Patrick en adoptant le point de vue du protagoniste. Mais la dure réalité rattrape le jeune homme et les faits et le vécu sont décalés dans une étrange contradiction. Que dire de la scène de l’attentat, lorsqu’une bombe éclate dans une discothèque alors que Kitten dansait langoureusement sur une musique enjouée ? Que dire aussi des fantasmes du jeune héros, évoluant tel un James Bond efféminé et neutralisant ses ennemis grâce à une bouteille de parfum ?
« Breakfast on Pluto » adopte un ton léger mais derrière la façade se cachent des malaises. Mal être d’une jeunesse irlandaise en prise avec l’IRA et le gouvernement anglais, impuissance face à l’intolérance, souci de la quête de l’identité (qui suis-je ?)...
« Breakfast on Pluto » est, paradoxalement, un film qui arrache quelques sourires, mêlés à quelques rires. Le ton, léger, tient surtout au personnage de “Kitten”. Jamais en phase avec la réalité, il vit dans un monde rose et dénué de violence. Mais Patrick n’est pas aussi naïf qu’il le montre. Tout simplement, il refuse de croire au mal.
La bande originale est enjouée mais en décalage avec les images. La cassure est voulue, peut-être pour ne pas dramatiser davantage ce qui l’est déjà bien assez. Mais les adeptes de Cole Porter ou de Harry Nilsson, pour ne citer qu’eux, seront ravis. Gavin Friday, qui joue le rôle de Billy Hatchet, le premier amour de “Kitten”, interprète avec puissance des tubes qu’on garde longtemps en mémoire. Il est sûrement la révélation du film.
Cillian Murphy campe un Patrick ’Kitten’ convaincant, on en vient même à douter : est-il vraiment un homme ? Celui qui fréquentait les zombies dans « 28 jours plus tard » et qui jouait un tueur sans scrupules dans « Red Eye » révèle avec sensualité sa part féminine. Pas de grotesque dans cette interprétation. Kitten est une magicienne, elle devient femme aux yeux des autres, amène ceux qui l’entourent dans son monde, comme ces deux policiers qui, à la fin de l’interrogatoire, confondent la réalité et les fantasmes de l’héroïne.
Le film de Neil Jordan milite contre la violence et pour l’acceptation de la différence. Le cinéaste occulte volontairement les thèmes de l’homophobie. Cette vision faussée de la réalité, mais volontaire, en choquera plus d’un. Avec « Breakfast on Pluto », on choisit d’y croire ou non. Ceux qui s’y refusent ne pourront pas apprécier le film. Les autres passeront deux heures magiques avec un acteur qui révèle ici son talent, entouré par une cohorte de seconds rôles attachants et une des meilleures BO de ces dernières années.
Céline Bouillaud
Je ne reviendrai en aucune manière ici sur les propos de ma collègue tant je les partage, à la virgule près.
Par contre, en tant que passionné d’un pays magique, l’Irlande, et en tant que passionné du réalisateur Neil Jordan, il me paraît utile de préciser quelques détails sur sa dernière œuvre cinématographique.
Certes, son film aborde un sujet casse-gueule par excellence et plutôt de belle manière. Est-ce une surprise ? Pas vraiment. Jordan avait déjà réussi ce type d’exploit avec « The Crying Game » qui, en plus d’être un excellent polar, était aussi une vision très originale du sujet qui avait le mérite de poser LA vraie question.
À savoir : « Que vaut notre morale contemporaine quand elle oublie que ce qui rassemble deux êtres est avant tout l’amour ? ».
Le propos de « Breakfast on Pluto » n’est pas radicalement différent. La question de la tolérance, la vision morale de la société sur des êtres aux parcours atypiques sont des thématiques abordées de front par le réalisateur.
Mais Jordan est aussi un réalisateur irlandais par excellence et son « Breakfast on Pluto » est aussi un film irlandais par excellence. Une œuvre complexe, surréaliste, provocatrice, bordélique, profondément outrancière parfois mais aussi très sentimentale. Un film qui se nourrit d’un casting Irlando-Celte affirmé (Cillian Murphy, Liam Neeson, Gavin Friday, Brendan Gleeson, Stephen Rea, la quasi totalité de la distribution en fait) et où le cinéaste a volontairement intégré quelques scènes dont l’objectif principal est aussi de « faire jouer » certains de ses acteurs fétiches. La notion de plaisir n’est pas absente d’un ouvrage qui ne verse jamais dans le pathos facile.
On le constatera, dès sa naissance et tout au long de sa vie, Patrick “Kitten” (littéralement minou) Braden, le personnage central, effectue aussi un voyage à travers l’histoire particulièrement tourmentée de son pays.
La Naissance
C’est que Patrick est le résultat de l’union d’un prêtre catholique avec sa jeune bonne qui, aussitôt l’enfant venu au monde, l’abandonne sans grand remord (visible à l’écran) devant le presbytère pour partir gagner sa vie ailleurs. Le bébé est aussitôt confié par le père à la tenancière du pub du coin. Le rapport particulier qu’entretient tout irlandais avec l’Église catholique (église de la libération politique et de l’oppression morale) est bien sûr présent à l’esprit de tous ceux qui connaissent un peu ce pays. Rapports conflictuels où l’amour et la haine se mélangent pour accoucher, métaphoriquement, d’une nouvelle Irlande qui ira acquérir sa maturité à l’étranger avant de revenir au pays faire bouger les choses. Jordan n’ignore pas l’Église catholique dans sa filmographie (cf. « Butcher Boy » déjà adapté d’un roman de McCabe en 1997 et les visions de la Sainte Vierge qui animent tout le film) mais il ne la rend pas mère de tous les maux (mots ?) non plus.
« Breakfast on Pluto » s’inscrit aussi dans cette approche. Le prêtre a fauté mais ira chercher sa rédemption (a contrario du roman où le personnage est beaucoup moins sympathique). Et s’il y trouvera l’amour d’un fils, la rançon de son effort sera le rejet profond de sa pitié par les nobles âmes de son troupeau -moins charitables et plus « catholiques » que chrétiennes pour le coup.
Une Vie Irlandaise
Du pur Jordan là aussi. En situant le bled paumé de Patrick à la frontière de la République d’Irlande (état indépendant et libéré du joug britannique depuis 1922 seulempent (cf. « Angel » en 1982 et « Michael Collins » en 1996 et même « The Crying Game » qui fait plus qu’aborder le sujet dès 1993) et du Nord de l’Irlande (majoritairement Protestant et toujours rattaché au Royaume Uni), les allusions sont claires. Une société pacifique et confraternelle par essence, verse depuis sa naissance légale dans un conflit larvé dont elle ne sait comment se tirer. Sur le fond, tous les Irlandais sont opposés à la violence, ce qui poussera d’ailleurs cette jeune république à rester douteusement neutre sous la direction de son Président Eamon de Valera (pourtant d’origine américaine) lors de la Seconde Guerre Mondiale, mais voilà, les contraintes de l’histoire cristallisent et exacerbent aussi les tensions.
Bref, Patrick est bien un être borderline à tous les points de vue : sexuellement, socialement, politiquement et géographiquement.
À travers l’existence de son héros, Jordan égratigne d’ailleurs aussi les Républicains irlandais. La scène du concert de soutien aux prisonniers de guerre (les fameux POW du Nord de l’Irlande) est profondément révélatrice. On peut être un combattant de la liberté et le dernier des intolérants...
L’art de la distance d’un film pacifiste
Comme le souligne justement Céline, la vision distanciée voire détachée du héros sur sa vie, l’absence de condamnation véhiculée par ses propos, Patrick supporte le pire (opprobre social, tortures policières anglaises, etc.) sans moufter, peut susciter le rejet et l’effarement. En même temps, la patte du réalisateur est là tout entière. Patrick accepte tout, endosse toutes les misères du monde avec une “zenitude” absolue -à la limite du masochisme parfois. Et l’on pense bien souvent à « l’héroïne » de « The Crying Game » évidemment.
Ne versant jamais dans l’agressivité facile, Patrick “Kitten” Braden n’en est pas moins un être totalement lucide sur les événements. Il ne demande pas la lune mais il veut l’atteindre et l’obtiendra.
Il y a dans la manière dont Patrick arrive à ses fins une morale étrange. Un sentiment de flagellation volontaire étreint plusieurs fois le spectateur et pourrait l’insupporter. Ceux qui ont vu « Mona Lisa » (1986), « L’étrangère » (1992) et même « Entretien avec un Vampire » (1994) seront moins surpris par cette approche.
Neil Jordan n’a pas choisi d’adapter un second roman de l’écrivain irlandais Patrick McCabe par hasard après « Butcher Boy ». Malgré les divergences que ces deux créateurs peuvent avoir, un fil aussi dur et cassant que l’acier d’une lame bien trempée les relie.
Il a été forgé au cœur de la fournaise d’un pays dont les vents et les embruns marins n’ont jamais calmé les ardeurs et les tremblements.
Une terre de poètes et d’écrivains (jetez un œil sur les Prix Nobel de littérature accumulés), de bardes (ouvrez vos oreilles à cette passion nationale) et d’artistes qui ont toujours su transcender la misère ambiante pour en tirer une géniale inspiration.
Neil Jordan ne déroge pas à la règle et transfigure brillament le rêve cinématographique pour en faire un conte moral sur la réalité.
Du grand art donc.
Bonne projection !
Stéphane Pons
FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Neil Jordan
Scénario : Neil Jordan & Patrick McCabe, d’après le livre de Patrich McCabe
Producteurs : Neil Jordan, Alan Moloney, Stephen Wooley
Producteurs exécutifs : François Ivernel, Cameron McCracken, Mark Woods, Brendan McCarthy
Producteur délégué : Jo Homewood
Directeur de production : Patrick O’Donoghue, Breda Walsh
Directeur de la photographie : Declan Quinn
Montage : Tony Lawson
Décors : Tom Conroy
Costumes : Eimer Ni Mhaoldomhnaigh
Maquillage : Lynn Johnston
Son : Brendan Deasy
Musique originale : Anna Jordan
Casting : Susie Figgis
Production : Pathé Pictures, Farralel Films
Distribution : Pathé Distribution
Presse : Jérôme Jouneaux, Isabelle Duvoisin & Matthieu Rey
SITE INTERNET
http://www.breakfastonpluto-lefilm.com