Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Dictionnaire des mots manquants
Belinda Cannone et Christian Doumet
Thierry Marchaisse, essai, 211 pages, mars 2016, 16,90€

« En vérité, quiconque traite avec les mots rencontre leur foncière évanescence » : c’est à partir d’un tel constat, à partir de ce que le langage ne sait pas nommer et que Pascal Quignard définit comme « rude, brut, indivisible, tenace, solide, imperceptible », que Belinda Cannone et Christian Doumet ont l’idée d’élaborer un dictionnaire des mots manquants. Si la richesse de la langue paraît sans fin, l’éventail des choses, des concepts, des situations est en effet néanmoins tel que le lexique fait parfois défaut. Convier quarante-quatre auteurs au festin de l’absence lexicale, les inciter à une « triangulation méthodique du vide », les convier à l’élaboration d’une « cartographie du manque » : le projet ne manque ni d’originalité ni d’élégance.



C’est donc à rebours de ces nombreux dictionnaires de néologismes, souvent à prétention humoristique, comme le très oubliable « Dictionnaire des mots qui manquent » de Paul Gleaser (Ramsey, 1999), que vient s’inscrire cet ouvrage. Car le défi n’est pas ici de créer un nouveau mot, mais de circonscrire l’indicible, ou à tout le moins l’innommé, à l’aide de trois autres éléments du lexique, trois bandes sémantiques à l’intersection desquelles on trouvera, ou tout au moins placera, l’objet manquant. Un exercice singulier auquel s’essayent ici des auteurs chevronnés, parfois à plusieurs reprises, pour un total de cinquante-neuf tentatives.

On pourrait penser que la littérature a depuis longtemps épuisé le registre des relations et des sentiments. Il n’en est rien. C’est ainsi qu’entre « amour, autrefois et aujourd’hui », Jean-Michel Delacomptée tâtonne sur les liens du cœur, entre formes anciennes et modernes de sentiments, entre passions récentes et amours durables malgré les décennies qui s’écoulent ; qu’il n’y a pas de mot pour exprimer le désarroi ou l’état de qui a perdu un enfant pour Didier Pourquery, mais aussi pour Jacques Jouet dans une entrée indépendante qui propose le terme désenfanté, récusé par ses proches parce que trop beau ; que Claire Tencin explique qu’il n’existe pas de mot pour l’ami ou l’amant en devenir, que Belinda Cannone remarque qu’il n’y a pas de substantif correspondant à « embrasser », ni non plus pour désigner une forme particulière d’inquiétude et de détresse amoureuse ; qu’Elisabeth Barillé fait un constat identique pour un mélange d’angoisse et l’amour fou qu’elle aimerait savoir nommer. Entre « amour, amitié et Monument Valley », James Sacré regrette l’absence de mot pour l’amitié amoureuse, tandis que Didier Pourquery se penche sur une forme plus particulière de ce sentiment innommé lorsqu’il unit une personne à son « ex ». Mais Diane de Margerie, si elle s’interroge elle aussi sur cette amitié amoureuse dont le substantif pur manque décidément à beaucoup de beau monde, se garde bien de déplorer une telle lacune : “Nommer en unifiant” , écrit-elle, “c’est trahir le virtuel, tronquer le possible, limiter le sens.

Mais les autres, ce ne sont pas seulement les sentiments. Henry Raynal, entre « émerveillement, partage et responsabilité » décrit ce désir de faire connaître, faire partager, un désir que loin du prosélytisme il approche, par défaut, par le terme d’ « apostolat pur », avant d’essayer de le circonscrire à l’aide de riches exemples de néologismes et de formules. C’est sur une forme d’inexistence ou de transparence au regard des autres que François Taillandier nous invité à nous pencher. À la croisée d’« entre deux, vouloir, pouvoir », c’est ce mélange de volonté molle et de dérobement que vous oppose cet autre que décrit, par le biais d’un dialogue, Jean-Philippe Domecq. Pour Pierre Cleitman, l’autre s’aliène plus encore, entre « dérapage, déphasage et délestage », par un trait d’esprit inconvenant, qui n’a pas plus de nom que le silence qui s’ensuit. Voir l’autre sombrer dans les écueils qu’il aurait pu éviter, une autre forme de gêne sans nom pour Véronique Ovaldé. À l’inverse de cette gêne, c’est plutôt du côté du génie qu’à l’intersection entre « Kairos, don et permanence », Anne Dufourmantelle admire, sans pouvoir le nommer, ce don de la pertinence absolue et de la beauté du geste. Mais l’autre, c’est aussi l’étranger, y compris dans son propre pays : Jean-Pierre Martin erre ainsi autour du sentiment de légèreté géographique et de la capacité à s’affranchir de ses racines. Et comment nommer cet autre, cet ami qui n’en est pas tout à fait un, « ami » en général, acteur omniprésent des anecdotes, qui, pour Marlène Soreda, mériterait bien un substantif particulier ?

Les autres, c’est aussi l’éternel écueil des genres. Entre « écrivain, féminin et imposture » on s’attendrait à voir apparaître le mot « auteure », mais c’est plus finement le féminin d’« imposteur » qui manque pour Véronique Ovaldé. James Sacré quant à lui, entre « Etournelles et hirondeaux », élargit cette injustice à de nombreuses espèces animales (notons que les hirondeaux qu’il propose pour le masculin d’hirondelles existe déjà dans la langue française, pour en nommer les petits.)

Le domaine des apparences et du vestimentaire, dont on pourrait croire le champ lexical sans fin, est lui aussi pris en défaut. James Sacré s’interroge, entre « dorne, patois et poésie », sur les « ceintures closes » de Marceline Desbordes Valmore, Henry Raynal forge une longue série de néologismes pour réhabiliter, entre « parure, art et apparence » une forme positive et louable de la coquetterie, Franck Lanot s’interroge joliment sur “ce gouffre du sens qu’est l’envers du visage” et Stéphane Bouquet s’intéresse à la superposition des corps et des esprits successifs au sein du même individu. Anatomie encore pour Morgan Sportes, qui observe que si l’on nomme manchots et unijambistes, le lexique ignore la carence d’autres organes, et échoue à nommer, par exemple, les personnes ou statues dépourvues de nez.

Le vocabulaire du sommeil, des rêves et des cauchemars du songe éveillé, et de ces indéfinissables entre-deux entre songerie et conscience, demeure, malgré l’abondante littérature scientifique ou interprétative consacrée à ces états, profondément lacunaire. Une telle carence ne pouvait échapper aux auteurs de ce dictionnaire. C’est ainsi que Gérard Titus-Carmel s’interroge sur la singulière absence de ce qu’entre rêve, raison et abandon il nomme la « rêvée », cet “espace toisé de l’irréel dans l’économie du songe” , que Belinda Cannone aimerait nommer ces réminiscences oniriques advenant à l’état vigile, tout comme cette notion d’ancienneté qu’à tort ou à raison nous leur attachons, et qu’Elisabeth Barillé sous l’élégant terme de nuit-lyre cet entre-deux nocturne où la douceur du sommeil se mêle à l’acuité intellectuelle.

Rêve, sommeil, autres états : Pierre Jourde voit dans ces strates et couches circulaires entre conscient et inconscient une vaste gamme de mots manquants. Mais c’est aussi entre la vie et la mort que semblent manquer de nombreuses nuances. Recherche d’antonyme entre « naître, vivre et survivre », le contraire de vivre n’est pas précisément la mort pour Patrick Tudoret, et cet état intermédiaire, ce passage, ce ravissement au sens du rapt, ce moment qui n’est pas tout à fait l’agonie mériterait un substantif pour Alexis Pelletier.

Il y a dans ce dictionnaire, on s’en doute, des entrées difficilement classables. Citons par exemple le texte de Pierre Cleitman qui, avec originalité et humour, entre « joie, tristesse et poussière », partant d’une phobie de l’aspirateur, cherche un mot qui se dérobe et qui voudrait nommer l’aspiraphobie transfigurée, Christian Doumet qui s’intéresse à l’intraduisible, à l’âme des choses dans le domaine de la mélancolie, Pascal Commère qui cherche à définir, entre silence, bruit et inquiétude, ce cri de bête invisible qui “n’a de sens que dans le vent dispersé”, vocabulaire sonore encore pour Cécile Ladjali qui part des mots « neige », « marche » et « bruit » pour un “si subtil bruit crucifié et ténu au point de ne pas porter de nom.”Lexique des sens encore avec l’odeur sans odeur de l’eau dans l’air de François Debluë. Autres inclassables, Marlène Soreda constate joliment qu’entre « à moitié vide » et à « moitié plein », il n’existe pas de juste milieu pour formuler la chose de façon tout à fait neutre, et, entre « fuite, renaissance et exil », Gilles Ortlieb s’intéresse sur l’inverse même du manque, car il n’existe pas d’adjectif contraire à bredouille.

Tous les auteurs ne se plient pas parfaitement aux règles du jeu, ou ne le jouent pas de la même manière ; ainsi Philippe Renoncay aborde-t-il l’exercice sous forme de nouvelle ; Renaud Ego trouve-t-il des béances plus grandes dans les mots existants que dans ceux qui font défaut ; ainsi ; Pierre Cleitman se dérobe-t-il en jouant à la manière pataphysicienne sur les lettres.

On le voit : de manière quasiment inévitable, l’on en revient bien souvent au langage. Isabelle Minière va droit au but en faisant remarquer qu’il manque un mot pour signifier le manque de mots ; avec astuce, Morgan Sportès pousse plus loin le concept : la carence qu’il déplore est celle du lexique des lacunes. Philippe Raymond Thimonga voit entre « faille communication et signe » un véritable univers de mots manquants, celui qui trame l’écart entre le mot et la chose. Denis Grozdanovitch disserte, dans un article profus et fortement documenté, sur ce même écart et la manière dont on peut le ressentir, jusqu’à y voir une faillite du langage lui-même. Dominique Noguez au cœur du triangle « langue, anosognosie, disparition » s’intéresse à la disparition silencieuse, subreptice, occulte, des mots français devant l’inexorable marée anglo-saxonne. Mais, souligne Jean Rouaud, les mots disparaissent aussi d’eux-mêmes, sans influence extérieure, comme, entre « légère, cendrillon et folcoche » – et alors que marâtre a survécu – le parâtre a définitivement sombré.

Mais tout ne semble pas perdu. Jean-Philippe Domecq fait l’hypothèse d’une langue où les mots ne seraient plus sens, mais les sensations mêmes qu’ils décrivent. François Taillandier part d’un mot sans équivalent dans la langue française, le tcheng min, décrivant une exactitude de langage qui, pour citer Etiemble, “fait de la correction de l’écriture le premier principe d’un gouvernement”. Dans un beau texte entre « jour, beauté et fin », Pierre Lafargue, partant de son incapacité à décrire cette lumière des fins d’après-midi qui semble inépuisable, décrit le grand trouble qui survient devant l’impuissance du langage, une impuissance créatrice, car « nous comprenons que ce livre que nous avons dans les mains est le mot que nous cherchons. » Enfin, avec érudition, Gérard Dessons s’intéresse au parcours du « je ne sais quoi » au fil des siècles, heureuse expression qui “symbolise le triomphe du langage sur le chaos des choses .”

Le lecteur pardonnera cette énumération qui pourra paraître à certains fastidieuse, mais que la richesse et l’éclectisme de ce «  Dictionnaire des mots manquants » rendaient nécessaire. Qu’ils soient érudits, poétiques, sagaces, parfois âpres, ces cinquante-neuf textes interrogent, interpellent sur les manques cachés de ce langage qui, pour reprendre une formule d’Ernst Jünger, est avec les mathématiques l’un des plus puissants outils grâce auxquels nous parvenons à saisir le monde. Chacun des articles incite à réfléchir, non seulement sur la notion, le concept, la chose qu’il s’efforce de circonscrire, mais ce « Dictionnaire des mots manquants », dans son ensemble, va plus loin. Ouverture sur un monde nouveau, sur l’autre face de cette langue dont nous croyions qu’elle était capable de tout dire, ce riche volume désigne, par-delà la frontière de l’innommé, une « terra incognita » qu’il ne tiendra qu’au lecteur d’explorer à son tour. Ainsi ce « Dictionnaire des mots manquants » révèle-t-il in fine l’envers du manque, de la carence, de la lacune : une profusion nouvelle, un formidable éventail de pistes à suivre, toutes riches de sens.

Titre : Dictionnaire des mots manquants
Dirigé par : Belinda Cannone et Christian Doumet
Auteurs : Elisabeth Barillé, Pierre Bergounioux, Stéphane Bouquet, Belinda Cannone, Pierre Cleitman, Pascal Commère, François Deblüe, Michel Deguy, Jean-Michel Delacomptée, Gérard Dessons, Jean-Philippe Domecq, Max Dorra, Christian Doumet, Anne Dufourmantelle, Renaud Ego, Denis Grozdanovitch, Jacques Jouet, Pierre Jourde, Cécile Ladjali, Pierre Lafargue, Franck Lanot, Alain Leygonie, Diane de Margerie, Jean-Pierre Martin, Isabelle Minière, Dominique Noguez, Gilles Ortlieb, Véronique Ovaldé, Alexis Pelletier, Pia Petersen, Didier Pourquery, Philippe Raymond-Thimonga, Henry Raynal, Philippe Renonçay, Jean Rouaud, James Sacré, Marlène Soreda, Morgan Sportès, Brina Svit, François Taillandier, Claire Tencin, Gérard Titus-Carmel, Patrick Tudoret, Julie Wolkenstein.
Couverture : Denis Couchaux
Éditeur : Thierry Marchaisse
Site Internet : page volume (site éditeur)
Pages : 211
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : mars 2016
ISBN : 9782362800948
Prix : 16,90€



Essais, dictionnaires et lexiques sur la Yozone :

- « Le Thé »
- « La Guitare »
- « Dictionnaire des animaux de la littérarure française


Hilaire Alrune
27 mars 2016


JPEG - 17.5 ko



Chargement...
WebAnalytics