En réécrivant une des plus fameuses histoires d’un grand auteur américain, Dominique Douay se place d’emblée sous un haut patronage. « Avec Herman Melville dans la vallée des Taïpi » imagine en effet une altérité plus grande, plus abyssale que le simple exotisme d’un siècle passé, et les têtes conservées par les autochtones dont parlait Melville s’effacent devant une horreur plus grande encore. Horreur que rien ne vient compenser, les douceurs des jeunes filles indigènes ne pouvant être dispensées comme la nature le voudrait – un récit qui nous projette, avec astuce, à une époque où la connaissance des peuples et du monde était encore partielle et où tout semblait encore possible.
Les connaisseurs de la vie et de l’œuvre de Robert Ervin Howard bondiront dès les premières lignes de « D’encre et de regrets » de Nelly Chadour, en découvrant le nom de Rosalyn Price, on ne peut plus évocateur de Novalyne Price Ellis, petite amie d’un plus que fameux géant de Cross Plains. Avec discrétion, sans aucune référence ostentatoire, sans jamais prononcer le nom complet de Two-gun Bob, Nelly Chadour livre un récit sensible se déroulant au décours du décès du créateur de Solomon Kane. Celui qui souhaitera en savoir plus sur Howard et Novalyne Price pourra lire, dans le texte, « One who walked alone », l’autobiographie de cette dernière, ou, en français, l’ouvrage de Simon Sanahujas et Gwen Dubourthoumieu, - « Conan le Texan », que nous avions précédemment chroniqué.
Texte à clefs encore et références littéraires semi cryptées pour « K », avec comme augustes références, pour ce récit d’une idée, ou d’un boisseau d’idées traversant la géographie et le siècle, le français Jean Giono et la suédoise Karin Boye. Leo Dhayer, traducteur de la contre-utopie « Kallocaïne » de cette dernière, publié en 1940 et rééditée dernièrement dans la collection « Hélios », met en scène à la fois des éléments impalpables et, à travers la description de photographies, des individus comme Karin Boye et sa compagne Margot Hanel. Un hommage subtil qui ne cherche pas à faire de personnalités littéraires des héros, mais à rappeler qu’ils furent bien et là et qu’il est possible de les soustraire un moment à l’oubli.
Après Melville , Boye, Giono et Howard, c’est sous les doubles auspices de Lovecraft et d’Emmanuel Kant, figures tutélaires s’il en est, que nous emmène Jacques Barberi. Entraînant le lecteur dans des lieux évocateurs (Innsmouth et le delta de Miskatonic), oscillant entre humour et terreur, entre physique quantique et abominations lovecraftiennes, entre délire alcoolique et doute dickien sur le réel, et servie par des illustrations très réussies de Jeam Tag, « Kantopera » finit par atteindre son but.
Plus siamois que jumeaux, Robert Darvel et Irène Maubreuil accouchent avec « Hors des eaux » d’un texte à quatre mains aux allures expérimentales. Créatures hashtagguées dont l’existence semble n’avoir au départ guère plus de consistance que la rumeur, émergeant de cratères, s’entretuant déjà et se métamorphosant en cherchant à comprendre leur nature. Un récit à clefs dont lecteur usuel, malgré la présence d’un funiculaire, aura peut-être du mal à suivre le fil, mais ceux qui connaissent la tendance carnoplastique de l’auteur et son obstination à affirmer qu’il s’est échappé des « Prisonniers de la planète Mars » de Gustave le Rouge ne s’étonneront pas de trouver dans cette autofiction un livre-miroir, des interrogations sur une nature duale ou des références à Giovanni Schiaparelli. Autres références tutélaires, avec des algues-auteurs elles aussi en constante transformation, Jack London, Swinburne, Burroughs, Alejo Carpentier ou encore John Buchan.
Récit graphique avec « Chimène » d’Emile Fitz, originaire lui aussi de la lointaine planète Mars, et dont l’avatar terrestre se dissimule semble-t-il sous le nom d’Éric Gutierrez. En noir et blanc, l’histoire d’un scientifique tombé amoureux d’une collègue poussant l’amour de la science jusqu’à pratiquer ses expériences sur elle-même et se métamorphoser peu à peu en chimère. Amour et mort, une nouvelle fois, intimement liés dans un récit ambigu.
Pas de grands auteurs en caution pour Bruno Pocheshi avec « Huis-clos pour huit clones », mais des figures historiques comme Gandhi, Hitler, Mao, Che Guevara, Marylin Monroe, Nelson Mandela, Albert Einstein et Marie Curie, ou plutôt leurs réincarnations. Si, outre une série d’allitérations assez lourdes et autres facilités potaches, ce récit souffre d’avoir été trop vite écrit ou insuffisamment relu, avec ici et là quelques coquilles (repère pour repaire) ou des phrasés grammaticalement discutables (« les avait attirés dans l’une des pièces donnant sur celle principale »), cette histoire de personnalités imparfaitement réincarnées, au terme d’un « transfert métempsychique » efficace à seulement soixante-quinze pour cent, finit, comme toutes les histoires de cobayes enfermés et sujets d’une expérience dont ils ne savent rien, par happer le lecteur et donner le frisson.
Avec « Cyclade », Christine Luce met en scène Nergal et Khimaira, l’homme-lion et la femme chèvre, égarés sous des apparences trompeusement banales dans le monde des hommes. Un monde dans lequel ils sont capables de porter les enfants de leurs hôtes mais aussi d’exercer une activité prédatrice. Éternels jeux, éternels tourments que ceux des créatures chimériques qui ont en elles une part d’humain.
Avec « Un Testament chimérique » Dominique Warfa propose, par le biais d’un bref dialogue entre un quidam et son ordinateur, la découverte d’une entité inconnue, chimère de vie cellulaire et informatique prétendant ne pas être arrivée avec ce bolide qui s’est écrasé dans la lagune de Marano mais néanmoins l’habiter, créature discrète, discontinue, surfant à travers le réseau et sur la mer quantique, rescapé d’une expérience dans un accélérateur de particules, à moins qu’une note de confusion ne lui ait soufflé ce motif classique, à moins encore qu’il ne soit golem de chair et de silice né dans cette Prague à laquelle il fait sans cesse allusion. Peut-être le texte de l’anthologie qui se rapproche le plus – en apparence – des nouvelles du genre, mais aussi un récit qui, en semant ici et là non pas le doute, non pas la simple ambiguïté, mais la multiplicité des interprétations, et en leur empruntant beaucoup, joue sans en avoir l’air avec les codes et laisse le lecteur démêler l’écheveau.
« Prophéties inverses trois, sept et vingt-deux », de Nicolas Le Breton, invite le lecteur à suivre, plus qu’un cordon ombilical ou un câble spatial, ce fil d’Ariane invisible que composent les filaments d’ADN. À travers une série de scénettes unies par une trame commune se dévoilant peu à peu, le Breton entraîne le lecteur vers un avenir crépusculaire et quelque peu désespérant où l’humanité n’est pas grand-chose d’autre que le jouet d’un dieu moqueur.
Encadrées par deux textes brefs, « Les Entraves » de Christine Luce et « Plan de vol pour l’infini » de Lionel Evrard, agrémenté d’un préface de Christine Luce affichant la volonté de composer une anthologie libérée de toute contrainte et « sans aucun impératif de taille, de genre, de style, de mode et de bénéfice », complétée par une postface d’André-François Ruaud louant la « culture de l’exceptionnel », mais aussi la singularité et la folie assumée de la démarche, cet ouvrage abondamment illustré – notons, de surcroît, les vignettes de coin de page, différentes pour chaque nouvelle – sort en effet des sentiers battus.
Anthologie à clefs (dont nous n’avons assurément trouvé qu’une partie) souvent autoréférentielle, pas toujours policée, parfois - mais volontairement - excessive, allant clairement à l’encontre des courants commerciaux, empreinte dans son principe d’une note de folie douce, pas destinée à un large public mais aux initiés du genre, « Bestiaire humain » n’a dans son esprit et sa composition rien de tout à fait ordinaire.
Anthologie à nulle autre semblable, « Bestiaire humain » relève pour une part de l’expérimental, du tâtonnement, de la recherche. On y retrouve cette démarche particulière qui mêle générosité, éclectisme et prise de risque et qui est aussi celle qui préside, au sens noble du terme, à l’élaboration des fanzines : un creuset de littérature expérimentale où se dessinent et se mêlent les formes et les thèmes de la fiction, un laboratoire où s’ébauchent les littératures du futur.
Car, ne nous y trompons pas, les créatures chimériques de « Bestiaire humain » ne sont pas seulement ces hybrides de chair ou d’esprit sans cesse brandis par les pulps ou les mauvais genres. En filigrane se profile une autre chimère, plus indéfinissable encore : cet autre monstre qu’est la littérature, créature multicéphale mi-morte mi-vivante, gorgone de figures tutélaires devenues dieux et totems, invoquées par les auteurs de « Bestiaire humain » pour donner naissance à d’autres chimères encore.
Bel objet au format carré, présenté sous une couverture à rabats, avec un graphisme élégant et sobre de Sébastien Hayez, « Bestiaire humain », tiré à un nombre limité d’exemplaires, a tout de ces ouvrages atypiques appelés à devenir rapidement des curiosités, aussi bien pour les érudits du genre que pour les amateurs de bibliophilie marginale.
Titre : Bestiaire humain
Anthologie sous la direction de : Christine Luce
Auteurs : Jacques Barbéri, Nelly Chadour, Robert Darvel, Leo Dhayer, Dominique Douay, Lionel Evrard, Emile Fitz, Nicolas Le Breton, Christine Luce, Irène Maubreuil, Fabrice Mundzik, Bruno Pochesci, Dominique Warfa.
Postface : André-François Ruaud
Relecture : Béatrice Candy-Bercetche, Samuel Minne
Couverture : Sébastien Hayez
Typographies : Sébastien Hayez, VTF BipHop, VTD Diste, Olivier Dolbeau
Maquette : Mérédith Debaque
Illustrations pleine page : David Mathieu, Nelly Chadour, Céhelle Toupitipiti, Jeam Tag, Samuel Minne
Tirage : 299 exemplaires numérotés 1 à 299 plus 26 exemplaires HC
Éditeur : Bibliogs
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 237
Format (en cm) : 15,5 x 21
Dépôt légal : octobre 2015
ISBN : 9791094282014
Prix : 19 €