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Retour à Whitechapel
Michel Moatti
10-18, n°5020, policier historique, 413 pages, décembre 2015, 8,10€

Tout comme le naufrage du Titanic, le mystère de Jack l’éventreur fait partie de ces drames historiques qui sont devenus des mythes. On n’en finirait pas de citer les apparitions littéraires ou cinématographiques du « Ripper », et bien rares sont eux qui n’en ont pas un jour ou l’autre entendu parler. « Retour à Whitechapel » est donc un retour sur le mythe, mais aussi une enquête passionnante et méticuleuse - et bien d’autres choses encore.



« Je vais te trouver, où que tu sois sous la terre… Je descendrai dans ta fosse avec un maillet de bois et je frapperai jusqu’à faire éclater ton crâne. »

Nous sommes en 1941. Au décès de son père, Mrs Pritlowe reçoit un mot de celui-ci l’informant d’une vérité hideuse : sa mère, qu’elle ne se souvient pas avoir connue, n’était autre que Mary Jane Kelly, assassinée de manière épouvantable en 1888, la dernière victime de Jack l’éventreur. Née en 1886, âgée d’une bonne cinquantaine d’années, Amelia Pritlowe n’a pas froid aux yeux, et pas grand-chose ne peut l’arrêter : infirmière, elle a connu la première guerre mondiale sur le front champenois, et elle est dans son métier chaque jour confrontée aux victimes du Blitz. Dès lors, tout son temps libre est consacré à la plongée dans le passé, à la recherche d’un criminel que nul à ce jour n’a pu identifier.

« Me voilà comme cet Howard Carter dont parlent les journaux : je dois franchir les portes successives des chambres funéraires. Moi aussi je fouille dans la vallée des morts. Je dois ouvrir les sarcophages emboîtés qui cachent les mystères. »

C’est sans en révéler la raison qu’elle parvient à se faire admettre à la Filebox Society, un cercle de « ripperistes » plus érudits les uns que les autres, qui, inlassablement collectent, colligent, et commentent toutes pièces et articles en relation avec les épouvantables crimes de Whitechapel. Parmi ces ripperistes, perspicaces par nature, quelques-uns se méfient d’elle, mais d’autres, devinant la source de sa motivation, l’aideront jusqu’au bout.

« La police commençait à sentir que l’affaire dépassait le cadre des faits divers habituels de l’East End et que, lentement, une silhouette terrifiante surgissait du brouillard. »

Ainsi Michel Moatti déroule-t-il le fil de son enquête, de son histoire : une plongée dans ces années de seconde guerre mondiale qui sont notre passé, à partir duquel notre investigatrice plonge dans un autre passé encore. À rebours de ce mouvement, et dans le strict ordre chronologique, il rapporte méticuleusement les évènements tragiques, se succédant sur une période beaucoup plus courte, à partir du 31 août 1888, date du premier assassinat commis par Jack the Ripper, jusqu’au 9 novembre de la même année, date du (peut-être) dernier crime de la série.

« Il y avait, au-delà du mince boyau, une place et un bec de gaz qui luisait comme un appel. Pas à la manière des belles lampes chaudes des gin houses qu’elle venait de délaisser, mais comme une sorte de phare qui guide dans la nuit. »

En ne se limitant pas aux crimes, mais en décrivant les derniers jours ou les dernières heures des victimes, Michel Moatti, avec un grand sens des ambiances, entraîne le lecteur dans la reconstitution méticuleuse de l’Est End, et notamment des quartiers de Spitalfields et de Whitechapel. À travers les déambulations des personnages, l’auteur dresse un tableau sans complaisance de ces quartiers miséreux et sinistres, et des inégalités sociales disproportionnées de l’époque. L’occasion pour le lecteur profane, entre la description dantesque d’une manifestation de femmes hideusement défigurées par leur travail dans les usines de phosphore et la relation des travaux de Charles Booth (1840-1916) qui établit des cartographies urbaines de la misère, de la morbidité et de la mortalité, de découvrir la réalité d’une époque qui ne fut pas que celle des artistes et des dandys.

« Il restait des particules, infimes, invisibles, terriblement affaiblies, de ce qui s’était passé en 1888. Il ne restait plus qu’à les faire parler. »

En alternant les passages se déroulant à trois époques différentes – le Blitz, l’époque victorienne, et même la première guerre mondiale – l’auteur parvient à conserver toute la densité des crimes de Jack l’éventreur, comme si ceux-ci refusaient de s’effacer, de s’atténuer devant les destructions de masse et les cortèges de victimes des bombardements allemands. L’East end reçoit de milliers de frappes, et les lieux anciens au sujet desquels Amélia Pritlowe enquête brûlent et fument dans la nuit londoniennes : Limehouse, Spitalfields, Whitechapel partent peu à peu en poussière. Une grande partie des fonds documentaires consacrés à cette affaire, comme l’explique l’auteur, sont d’ailleurs irrémédiablement détruits durant le Blitz.

Cette structure narrative apparaît non seulement maîtrisée, mais également justifiée : seule l’alternance de chapitres parvient à rendre supportable la description détaillée de l’assassinat de Mary Jane Kelly, éclatée sur plusieurs chapitres distincts, et qui sans cela eût été difficilement soutenable. Car le reconstitution de l’auteur, si elle est sans complaisance, est également sans fard et n’entend pas livrer, sur ce sujet difficile, une version édulcorée de l’histoire.

Une histoire qui, d’une certaine manière, sous la plume de Michel Moatti, finit par renouer avec un certain sens de la justice, et ne laisse pas l’auteur du crime impuni. Car l’hypothèse complexe élaborée par l’auteur dessine peu à peu le coupable, un coupable qui n’a rien d’un être de fiction, un personnage que les enquêteurs historiques n’ont peut-être pas suffisamment soupçonné – l’auteur explique en postface les nombreux arguments qui, après sa propre plongée dans le fonds résiduel « Jack the Ripper » de la police conservé à Kew, l’ont conduit à cette conclusion.

On l’aura compris : « Retour à Whitechapel » ne se mesure pas à l’aune du roman policier classique. Tout à la fois thriller et récit historique, tout à la fois roman d’investigation et reprise d’une enquête authentique, il ne s’effacera pas de sitôt de l’esprit du lecteur. Nous n’exprimerons qu’un regret concernant ce volume agrémenté d’une couverture élégante et sobre – et pourtant effrayante – de Nicolas Galy : pourvu d’une introduction, d’une carte d’époque, d’un index des personnages, de notes détaillées de l’auteur et d’un chapitre de remerciements, eux aussi détaillés, donnant l’essentiel des sources, il aurait mérité un sommaire dont l’absence apparaît incompréhensible. Mais sans doute fallait-il garder une part de mystère dans cette affaire de Whitechapel qui n’en a jamais vraiment manqué.

Titre : Retour à Whitechapel
Auteur : Michel Moatti
Couverture : Nicolas Galy
Éditeur : 10-18 (édition originale : Hervé Chopin éditions, 2013)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 5020
Pages : 413
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : décembre 2015
ISBN : 9782264067258
Prix : 8,10 €



Hilaire Alrune
29 décembre 2015


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