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Moriarty : Le Chien des d’Urberville
Kim Newman
Bragelonne, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), fantastique, 452 pages, novembre 2015, 28€

Qui a lu la prose de sir Arthur Conan Doyle, même une seule fois et distraitement, n’aura pas oublié le fameux professeur James Moriarty, archétype des génies du crime et du mal, ni le non moins fameux colonel Sebastian Moran, ancien militaire, grand chasseur devant l’éternel, à la fois sanguin et glacial, et pour finir âme damnée de Moriarty, devenant par là même un autre archétype, celui du tueur sans scrupules. Dans sa démarche à la fois érudite et référentielle, celle qui présidait à l’écriture du roman steampunk « Anno Dracula » et de ses suites, Kim Newman imagine ce que pourrait être le journal retrouvé du fameux colonel Sebastian Moran. Comment il a connu Moriarty, quelles sont les affaires qu’il a menées à bien en sa compagnie, et, pour finir – ce que tout lecteur, on s’en doute, attendait – quels ont été ses démêlés avec un certain échalas de Baker Street.



« En fait, ce qui vous excite le plus, c’est le danger, la peur. Ce n’est qu’en frôlant la mort que vous vous sentez vivant. Vous êtes dénué de scrupules, amoral, souvent violent. »

Voilà comment Moriarty, maître du crime, définit le colonel Sebastian Moran. Il n’a pas tout à fait tort. Mais Moran, c’est aussi mieux et plus que cela : sous des allures de rustre sanguin, c’est aussi quelqu’un capable de citer Nietzsche et d’écrire un journal. L’occasion d’en savoir beaucoup plus sur ce personnage de la légende holmésienne. Un colonel Moran décrit sans fard dans tous ses excès, notamment dans son racisme outrageusement revendiqué que seul un auteur britannique, malgré le grand étouffoir contemporain du politiquement correct, pouvait mettre en scène avec autant d’humour. Un humour rarement absent de ce volume qui accumule les personnages extrêmes.

« On le surnomme le Napoléon du crime, mais c’est mettre dans une case ce qu’il est, ce qu’il fait. Ce n’est pas un criminel, il est le crime, le péché élevé en une forme d’art, une église sans autre religion que la rapine. Un dieu du Mal. »

Les personnages extrêmes : si le professeur Moriarty a su s’attirer les services du colonel Moran, c’est parce qu’il en est un lui aussi. On le découvrira à travers la série de six aventures décrites par Moran. Ses motivations ? L’intellect pur tout d’abord, car Moriarty est avant tout un pur cérébral. L’ambition ensuite, car Moriarty ne saurait avoir d’autre objectif que d’être le meilleur – quitte à éliminer ses concurrents. L’intérêt ensuite, car il lui faut bien alimenter son réseau, destiné à devenir planétaire. Trois motivations qui peuvent être satisfaites en exécutant les contrats que de richissimes personnes viennent lui proposer, mais aussi en s’arrangeant pour que les informations données par ces richissimes personnes lui soient profitables – au besoin à leur détriment à eux. Car, dans l’univers mis en scène par Kim Newman, il n’existe au fond guère d’autres personnes que des crapules.

« Les légendes de fantômes vengeurs abondent et encouragent l’idée fausse et persistante que les êtres « perfides » qui échappent à la justice humaine devront répondre à une autorité surnaturelle. Ce genre de fables est une entrave à l’Appel au Crime. (…) Je remplacerai le conte de fées de la Vertu triomphante par la brutalité de la malfaisance récompensée. »

« Désordre à Belgravia », « La Ligue de la Planète rouge », «  Le Chien des d’Urberville », « L’Aventure des six Malédictions », « L’invertébré grec », «  Le Problème de l’aventure finale » : comme chez Conan Doyle, ce sont plusieurs affaires qui se complètent et se succèdent. Un roman à épisodes qui n’exclut ni la comédie ni le théâtre, comme dans le second de ces récits, un peu vaudevillesque, dont seule la victime n’a pas compris la supercherie en cours. Dès ce second récit, on pense aux « Exploits du Colonel Clay » de Grand Allen, un personnage de fiction que l’on ne s’étonnera pas de voir mentionné un peu plus loin dans le volume. Ces autres personnages de fiction, ces références à d’autres œuvres abondent, pullulent pourrait-on dire, mais toujours à la manière Newman, sans ostentation excessive, sans référence trop grossière. Citons par exemple l’univers romanesque d’Anthony Hope (la Ruritanie, Rupert d’Hentzau), de Bram Stoker (« Le Joyau des sept étoiles »), le docteur Nikola de Guy Boothby, le professeur Arronax de Jules Verne… pour qui n’aurait pas su lire les références, une série de notes en fin de volume en explicite quelques-unes. Quelques-unes seulement, parce qu’il en est bien évidemment de subtiles. Parmi toutes ces références – nous parlions plus haut d’opéra – une seule nous apparaît douteuse : le récit intitulé « L’Aventure des six malédictions » voyant apparaître une certaine Bianca Castafiore. Une fausse note, peut-être, au moins sur le plan chronologique, parce que celle-ci apparaît dans « Le Spectre d’Ottokar » qui se passe dans les années trente, alors que les aventures de Moriarty se déroulent autour des années 1890. Et une apparition qui sera perçue par certains comme une faute de goût – les tintinophiles et tintinolâtres ne faisant pas vraiment partie des esthètes férus de l’époque victorienne, et vice-versa. Mais peu importe : le lecteur sera ravi de retrouver des personnages comme le Thomas Carnacki de William Hope Hodgson ou le Lord Roxton de sir Arthur Conan Doyle. Et il s’amusera de ce jeu perpétuel entre les références aux « vraies fictions » et les apocryphes écrits par le colonel Moran et quelques autres.

« Mais, selon moi, les grands penseurs comme Moriarty, Nietzsche et Machiavel passent à côté d’une vérité essentielle : incarner un être « perfide », c’est très amusant. (… ) Je suis persuadé que, au fond de la petite pomme ridée qui lui sert de cœur, le professeur Moriarty éprouvait des spasmes de joie en pensant à ses crimes. Tout le monde sait que je suis un sentimental. »

Manipulations et coups de théâtre, réécriture savoureuse et complexe du « Chien des Baskerville » avec «  Le Chien des d’Urberville », accumulation parodique de personnages et de joyaux maudits dans « L’Aventure des six Malédictions  », récit d’espionnage lui aussi caricatural avec « L’invertébré grec », démarquage des romances d’Anthony Hope avec « Désordre à Belgravia » et pastiche de la science-fiction naissante avec « La Ligue de la Planète rouge » : ce « Moriarty : Le Chien des d’Urberville » parvient à brasser largement “l’air du temps” des fictions victoriennes sans jamais souffrir de véritable rupture de ton.

« Les imbéciles aimeraient vous faire croire qu’une fois que vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, même improbable, doit être la vérité. (…) Ce qui reste, peu importe que ce soit probable et ennuyeux, satisfera les penseurs ordinaires, tandis que nous profiterons de ce qui était, jusque-là, inconcevable. »

On devine au fil des épisodes la jubilation de Kim Newman à ne surtout jamais faire apparaître le fameux détective de Baker Street. À plusieurs reprises au fil des affaires, on est persuadé de voir celui-ci se profiler. L’ennemi juré du Professeur Moriarty ? C’est un autre. Celui qui se fait passer pour Thomas Carnacki ? Le lecteur jurerait que… mais non. Un personnage subrepticement glissé dans le groupe de génies du mal rassemblés dans un caveau du cimetière de Kingstead ? Encore manqué. Et ce n’est que dans la toute dernière aventure qu’apparaîtra enfin l’“échalas de Baker Street”, à la toute dernière ligne qu’il sera enfin explicitement nommé… une dernière aventure qui, tout lecteur de Conan Doyle le sait, ne peut que culminer aux célébrissimes chutes de Reichenbach. Histoire retrouvée, histoire revisitée, réécrite, une autre vérité encore.

Kim Newman s’amuse, amuse, cite, détourne, invente, distrait, séduit. On pourrait penser que comme dans bien d’autres de ses romans, le gentleman britannique joue sur du velours, table sur un lectorat à l’avance conquis, et que la démarche de type steampunk, ultra référentielle, parfaitement maîtrisée, est dénuée de tout risque. Pourtant, dans son grand shaker à mélanger les combustibles fictionnels, Newman s’écarte des sentiers balisés : d’une part il introduit, en sus des grands mythes des littératures anglo-saxonnes de l’époque victorienne, bon nombre d’éléments américains, d’autre part sa narration, à travers l’odieux personnage du colonel Sebastian Moran, n’est pas – ou plus exactement ne pouvait pas être – strictement révérencieuse pour ces grandes figures des littératures dites de genre. Un choix risqué, donc, mais qui fonctionne et apporte un vent d’originalité bienvenu. Belle réussite, en définitive, pour ce «  Moriarty : Le Chien des d’Urberville », présenté qui plus est dans une élégante édition, avec couverture à dorures et tranches argentées, qui, en ces périodes de fin d’année, devrait tenter plus d’un amateur.


Titre : Moriarty (Professor Moriarty : The Hound of the d’Urbervilles, 2011)
Auteur : Kim Newman
Traduction de l’anglais ( Grande-Bretagne) : Leslie Damant-Jeandel
Couverture : Noémie Chevalier / Roy Bishop / Arcangel Images
Désign intérieur : Noëmie Chevalier
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 452
Format (en cm) : 15,2 x 23,6
Dépôt légal : novembre 2015
ISBN : 9782352949022
Prix : 28 €


Kim Newman sur la Yozone :

- « Anno Dracula »


Hilaire Alrune
7 décembre 2015


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