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Légationville
China Miéville
Fleuve, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), science-fiction, 490 pages, octobre 2015, 21,90€

China Miéville est sans doute un auteur à part. On aurait du mal à trouver dans sa bibliographie deux livres qui se ressemblent. Science-fiction foisonnante avec « Perdido Street Station », polar noir atypique avec « The City and the City », odyssée fantastique et steampunk à travers Londres avec « Kraken », voyage poétique et merveilleux dans un Londres cette fois parallèle avec « Lombres », ou encore pamphlet sur l’évolution réelle de la capitale avec la « La Chute de Londres ». Des ouvrages qui ne se ressemblent pas mais ont tous en commun un aspect particulier, à savoir l’importance particulière de la ville. Avec « Légationville », l’auteur ne déroge pas à la règle, mais s’intéresse cette fois-ci aux problématiques posées par le langage dans les contacts entre humains et extra-terrestres.



« Ils s’expriment sous forme de régurgitations. Des bézoard enchâssés d’enzymes adoptant diverses configurations, qui constituent des phrases que leurs interlocuteurs mangent »

Avice Benner Cho est née sur la planète Ariéka, colonie où quelques milliers d’humains, pour la plupart rassemblés à Légationville, constituent un avant-poste de l’empire Bremen. Ses dons particuliers, lui permettant de participer à la navigation dans l’ »immer », espace non-classique permettant de s’affranchir des distances astronomiques, fera d’elle une des rares humaines d’Ariéka à avoir voyagé à travers l’empire, et surtout à être revenue. C’est en compagnie de Scile, son époux, qu’elle s’en retourne sur Ariéka. Son époux est linguiste : un détail de première importance, car les extra-terrestres d’Ariéka, dont dépend l’approvisionnement de la colonie, sont uniques sur ce plan. Longtemps, les humains ont échoué, non pas à les comprendre, mais à s’en faire comprendre, jusqu’à ce qu’il soit établi qu’ils ne puissent entendre qu’un discours prononcé complémentairement par deux humains emphatiquement proches. Une technique que les humains ont perfectionnée au fil du temps en élevant des jumeaux, des clones spécifiquement conçus à cet effet. Autre caractéristique, les Ariékans, que l’on nomme également les Hôtes, sont incapables de mentir. Autre singularité encore, ils choisissent de temps à autre un humain, qui au terme d’un rituel deviendra pour eux ce qu’ils nomment une comparaison. Avice Benner Cho a subi ce rituel étant enfant. Elle est, et reste, une comparaison.

« C’étaient des chimères nées de notre propre bagage. Ils se tenaient là, les Hôtes, à entonner en polyphonie, pris dans des songes n’appartenant qu’à eux.  »

C’est avec un sens du détail du rendu des atmosphères, et avec une écriture parfois dense que Miéville entame son roman, n’hésitant pas à introduire nombre de néologismes (turingiciel, bansheetech, tropgiciel, biocaniers, rapièces, biotique) pour donner un peu d’exotisme à sa colonie. Une colonie bientôt déstabilisée à l’arrivée d’un nouveau Légat, couple d’individus capables de parler l’Ariékan, mais dont la parole, hélas imparfaite, suscite des effets inattendus : elle déstabilise immédiatement les hôtes, et constitue pour eux, sans espoir de guérison, une drogue aussitôt addictive, qui les rend à moitié fou de dépendance. Pour préserver la paix, et les approvisionnements dont ils dépendant, les humains sont dès lors obligés de leur donner leur dose, encore et encore. Lorsque l’une des deux « moitiés » du Légat meurt, l’équilibre planétaire ne peut que s’effondrer. Les Ariékans indemnes au sein de cette « narcocratie langagière » font la guerre à ceux de leurs qui sont intoxiqués, les « paroliques », puis bientôt aux humains.

« Hasard, lutte, échec et survie : un chaos darwinien de grammaires de l’instinct, de pulsions d’un animal au cerveau volumineux plongé dans un environnement difficile, avait produit par sélection de certains traits une race de purs diseurs de vérité.  »

Dès lors, la situation devient critique pour la colonie. Il faut trouver un nouveau Légat, un nouvel individu double capable non seulement de parler de manière compréhensible, mais en sus avec cette légère différence qui a transformé les Hôtes en paroliques, pour leur apporter leur dose nécessaire. Il leur faut se défendre et survivre tant bien que mal dans cette cité qui seule contient l’oxygène dont ils ont besoin. Il leur faut tenir en attendant l’arrivée du prochain vaisseau du Brémen. On s’en doute : au terme de rebondissements complexes, le salut viendra de la narratrice et du langage et lui-même.

«  Les étendues de l’immer ne correspondent en rien aux dimensions de l’espace dans lequel nous vivons. Le mieux que nous puissions dire, c’est qu’elles le sous-tendent, ou le sur-tendent, qu’elles l’imprègnent, en constituent un fondement, que l’immer est une langue dont notre réalité est parole, et ainsi de suite.  »

De belles idées, mais « Légationville » souffre de plusieurs défauts. Le premier est le semi-échec dans la mise en place de l’univers de la planète Ariékan. Miéville inonde le lecteur de détails, souvent inventifs, pour essayer de donner corps à sa cité, mais jamais le lecteur ne parvient à en avoir une vue d’ensemble. On apprend que plusieurs milliers d’humains y habitent, mais on ignore tout de ce qu’ils y font et l’on a l’impression qu’hormis les légats (qui eux-mêmes, les uns après les autres, semblent sortir d’un chapeau de magicien, tout comme l’aile secrète de la légation) nul n’y existe vraiment. Pire encore, le reste de la planète est sans cesse éludé, on ne sait pas grand-chose de la civilisation des Ariékans, de leur mode de vie, de son étendue, etc. Ici encore, seule une poignée d’entre eux semble exister, tout au moins dans la première partie du roman. Second défaut, China Miéville peine à donner corps à ses personnages : ni Bren, ni Scile, ni Ehrsul l’automa, ni même la narratrice ne parviennent réellement à prendre vie. Et les détails importants n’apparaîtront les uns après les autres, de manière artificielle, linéaire qu’en fonction des besoins de l’intrigue et de la narration. Troisième défaut, après une belle entame, il ne se passe pas grand-chose durant les deux cent premières pages. Autre défaut, enfin, bien des passages semblent avoir été hâtivement écrits. La traduction ne semble pas devoir être remise en cause (rappelons que la traductrice, Nathalie Mège, avait été récompensée pour son travail sur « Les Scarifiés ») mais la version française souffre d’une carence de relecture, et l’on est bien forcé de noter ici et là des phrases grammaticalement ou lexicalement bancales (« J’étais tellement habituée à ce qu’il sache des choses qu’il me cache », par exemple.)

Reste que malgré ces défauts « Légationville  » trouve pour finir un dénouement cohérent. En effet, c’est dans sa description inaugurale de l’immer, plus que dans le corps du roman lui-même, que Miéville parvient à instiller le maximum d’étrangeté, et c’est en revenant sur ce proto-espace opposé à l’ « espace-tantôt », un espace mystérieux qui tient à la fois des dimensions lovecraftiennes et des étendues mathématiques de l’excellent « Gardiens d’Aleph-deux » de Colin Marchika, qu’il parvient à boucler la boucle et à équilibrer son propos en l’inscrivant dans une thématique géopolitique plutôt spatio-politique, celle d’une colonie lointaine inféodée à une empire qui lui semble à elle aussi trop lointain, et qui, plutôt que de se laisser confiner au rôle de simple utilité, cherche à gagner un rôle propre, et majeur, dans l’exploration des confins.

Des défauts, donc, et des qualités. Un avis finalement en mi-teinte pour « Légationville  » qui, dans l’histoire du genre, viendra sans doute prendre place aux côtés des « Langages de Pao » de Jack Vance et du « Babel 17 » de Samuel Delany. Trois romans au sujet desquels on pourra faire la même remarque : des récits intéressants, mais pas les meilleurs de leurs auteurs. Comme si l’application des concepts et théories du langage, malgré la liberté offerte – le postulat de races extra-terrestres permettant de mettre en scène des différences plus extrêmes que dans un contexte ethnographique classique – ne se prêtait que moyennement à la vulgarisation romanesque. Quoiqu’il en soit, malgré ses défauts, « Légationville  » représente un ouvrage de plus à mettre au crédit de China Miéville qui, n’hésitant pas à changer de tonalités et de thématiques, élabore au fil des années une œuvre à la fois dense, variée, et singulière.

Titre : Légationville (Embassytown, 2012)
Auteur : China Miéville
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Nathale Mège
Couverture : Galapagos Conservation Trust
Éditeur : Fleuve
Site Internet : page roman (site éditeur)
Collection :Rendez-vous ailleurs
Pages : 490
Format (en cm) : 14 x 22,5
Dépôt légal : octobre 2015
ISBN : 9782265097612
Prix : 21,90 €


Titre : Légationville (Embassytown, 2012)
Auteur : China Miéville
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Nathale Mège
Couverture : Galapagos Conservation Trust
Éditeur : Fleuve
Site Internet : page roman (site éditeur)
Collection :Rendez-vous ailleurs
Pages : 490
Format (en cm) : 14 x 22,5
Dépôt légal : octobre 2015
ISBN : 9782265097612
Prix : 21,90 €



China Miéville sur la Yozone :

- « La Chute de Londres »
- La chronique de « Kraken »
- La chronique de « The City and the City »
- La chronique de « Lombres »
- La chronique de « Perdido Street Station » (2 tomes)
- La chronique de « Les Scarifiés »
- La chronique du « Concile de Fer »


Hilaire Alrune
23 novembre 2015


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