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Poil de la Bête (Le)
Heinrich Steinfest
Gallimard, Folio policier, n°778, traduit de l’allemand, policier, 756 pages, août 2015, 9€

« Le Poil de la Bête » : un volume qui au premier regard inquiète, d’une part en raison d’une épaisseur impressionnante – sept cent cinquante-six pages – d’autre part parce que la teinte choisie pour son dos et sa couverture pourra être qualifiée par certains d’assez malheureuse – une couleur rosâtre qui au premier regard, pour les esprits chagrins, évoque bien plus le papier hygiénique que la rareté d’horticulteur. Pourtant, on aurait tort de se laisser impressionner. « Le Poil de la Bête » est un roman remarquable.



« Il était à ce point habillé d’ombre que pas une étincelle de lumière ne parvenait jusqu’à lui. »

Smolek est un individu cultivé, plein d’esprit, et extraordinairement discret. Responsable à Vienne des archives de Simmering, il officie dans des pièces souterraines reculées, simple bureaucrate perdu dans une série de pièces ou sévit un « élément kafkaïen dans sa forme originelle. » Mais c’est aussi une araignée dans son repaire, une créature que Steinfest qualifie de « Petit Dieu ». Dans l’ombre, il « arrange les choses », c’est à dire ourdit des crimes qu’avec un sobre cynisme il estime toujours nécessaires. Mais il est vrai qu’un crime arrange toujours quelqu’un. Smolek ne tue pas lui-même. Il embauche. Et, avec une intelligence diabolique, il échafaude des plans pour respecter ses principes : il faut faire en sorte, quelles que soient les sommes exigées, que ce soit la victime qui paye son propre tueur.

On le devine : un tel principe ne peut avoir pour l’amateur de romans policiers – et sans doute pour l’auteur lui-même – que des aspects jubilatoires. Mais Steinfest ne s’arrête pas à cette excellente idée : il en a bien plus à revendre que le commun des mortels. « Le Poil de la Bête », du côté des idées, des formules, des trouvailles, c’est un peu un baril de poudre qui n’en finirait pas d’exploser. Plus encore qu’un récit atypique, « Le Poil de la bête  » est en effet support à mille et une réflexions, mille et une remarques. Que ce soit les façades, les chaises, les tortues et bien d’autres choses encore, l’auteur ou ses personnages ont toujours un mot à glisser, un point de vue original.

« Ca ne me plaît pas, cette accumulation de cadavres. Est-ce vraiment nécessaire ? »

Il est heureux que le privé Markus Cheng (privé également d’un de ses bras, et déjà recontré dans le roman « Sale Cabot » ) connaisse un peu la police la police locale. Si tel n’était pas le cas, sans doute ne le laisserait-on pas poursuivre à travers Vienne une déambulation souvent paisible, mais passablement jalonnée de morts subites, et pas entièrement naturelles. Un type empoisonné, une petite fille qui sous ses yeux dessoude un voisin, d’autres encore, aucun souci. On ne va pas se laisser émouvoir pour si peu, et l’on continuera à découvrir Vienne et son histoire. Apartés et digressions, souvent légers, viennent en effet sans cesse enrichir le roman. Et l’auteur fait preuve d’un don certain pour ouvrir une parenthèse et la refermer sans presque que l’on s’en rende compte, comme si tel fragment biographique ou résumé historique avait coulé de source.

«  Il n’y avait pour lui rien d’extraordinaire à imaginer le Golem. Il reprenait là une tradition familiale.  »

À plus d’une reprise, le roman semble sur le point de basculer dans le fantastique. Car on ne se contente pas de se trucider à travers les rues de Vienne, on s’y affronte aussi pour un terrible secret. Smolek le sait : il connaît un principe miraculeux qui fait revivre transitoirement des reliefs de repas. Dingue ? Peut-être pas tant que cela. Un parfum dont on ignore la composition précise, et que s’arrachent entre autres une épouse d’ambassadeur, un écrivain à la mode, une vieille flingueuse qui feint la démence en maison de retraite. Pas de doute, on va encore trouver des refroidis. Et quand Cheng discute avec un type à tel point mort qu’il a déjà fait l’objet d’une autopsie, il se demande si cette histoire de Golem est aussi folle que cela.

« Nous vivons dans le Biedermeier de la superstition. »

Nombreux sont donc ceux qui croient à l’existence du Golem, ceux qui sont persuadés qu’une formule chimique, mais également qu’un mot secret, permettront de donner vie à ce qui en est dépourvu. Il faut dire aussi que l’on n’a pas toujours affaire à des personnages conventionnels. Une femme qui fait elle-même abattre son mari pour prendre de vitesse celui qui l’a menacée de s’attaquer à ses proches ; la cible d’un contrat qui s’en va vivre avec son exécuteur pour que ce dernier n’ait aucun alibi ; des skateboarders affiliés à l’ordre monacal des Chartreux ; un chat dont la dentition sert de pense-bête ; un compositeur ayant écrit un quatuor pour espadons et qui recherche de trous spatio-temporels ; une jeune fille qui ne se sépare jamais de son merle domestique : voilà quelques éléments parmi tant d’autres, tous si bien amenés que ce n’est qu’avec retard que l’on réalise leur caractère burlesque, surréaliste, et que l’on finit par comprendre que la Vienne décrite par Heinrich Steinfest est surtout peuplée de doux dingues. Enfin, doux, pas toujours : car les macchabées continuent à s’empiler.

Ces personnages, Steinfest les décrit à merveille, avec une ironie et une tendresse particulières, les fait s’affronter ou tomber en connivence à coups de dialogues savoureux, à travers des histoires presque distinctes. Il y a dans « Le Poil de la Bête » de la finesse, de théâtral, du surréaliste, une sorte de magie, d’émerveillement devant les mille et un détails de ce monde, une vision souvent originale qui par moments rappelle le ton d’un certain Gilbert Keith Chesterton. On s’en doute : tout n’est pas, loin s’en faut, absolument vraisemblable, mais on se laisse volontiers emporter. Ce qui est extraordinaire avec « Le Poil de la bête », c’est que ses sept cent cinquante-six pages se lisent quasiment d’une traite, sans jamais lasser. Erudit, drôle, intelligent, inventif, « Le Poil de la bête », qui relève incontestablement du roman policier auquel il fait pleinement honneur, est aussi quelque chose de plus : glissant sans cesse vers ses marges, il y gagne une richesse, une poésie, une humanité toutes particulières.


Titre : Le Poil de la bête (Ein Dickes Fell, 2006)
Auteur : Heinrich Steinfest
Traduction de l’allemand : Corinna Gepner
Couverture : Gary Waters / Getty Images
Éditeur : Gallimard (édition originale : Carnets Nord, 2013)
Collection : Folio Policier
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 778
Pages : 756
Format (en cm) :11 x 18
Dépôt légal : août 2015
ISBN : 9782070458578
Prix : 9 €



Hilaire Alrune
19 octobre 2015


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