L’univers d’Evanégyre n’est sûrement pas étranger à qui a déjà lu Lionel Davoust : mélange de fantasy, de meka japonais avec ses armures fabuleuses (comme celle qui illustre le présent volume), chaque incursion dans ce monde est à la fois synonyme de bataille épique mais aussi de choc culturel. Car c’est là toute la problématique développée par l’auteur : si le but de l’Empire est louable (empêcher la guerre et porter le progrès à tous), il est aussi destructeur, gommant des cultures et des civilisations en les agrégeant à Asreth.
La première rencontre avait eu lieu en 2010, et la nouvelle “Bataille pour un souvenir” avait été finaliste du prix Imaginales. Un violent affrontement entre l’Empire et les guerriers-mémoire de Clerdanne, des soldats capables de transcender leurs capacités en brûlant leurs souvenirs. Un texte fort, des personnages tragiques, à vous donner le frisson. Frisson qui ne m’a pas quitté depuis ma lecture dans « L’Importance de ton regard », le premier recueil de Lionel Davoust, chez Rivière Blanche. Avait suivi « La Volonté du Dragon », court roman paru chez Critic, où la puissance des cristaux-vapeur de l’Empire affronte une magie totalement différente.
“La Route de la Conquête”, la novella éponyme de ce nouveau recueil, marque la fin de la conquête du continent entamée dans « La Volonté du Dragon ». Trente-cinq ans se sont écoulés, Stannir Korvosa a remplacé le généralissime Vasteth à la tête de la Septième Légion. La voilà devant l’Océan Vert, une étendue de hautes herbes sillonnée par des nomades sur d’immenses chars à voiles. Les premiers contacts diplomatiques ont été ambigus, mais on a détecté dans le sol de riches gisements de dranaclase, la matière des cristaux-vapeur. Et l’Empire a besoin de cette énergie pour poursuivre son œuvre. Il convient donc d’intégrer les Umsaïs et d’exploiter le minerai ensuite.
Mais voilà, la société Umsaï ne semble pas structurée, n’a pas de chefs, ne comprend pas la nécessité d’une alliance. Fatiguée de la guerre, la généralissime Korvosa s’efforce de comprendre leur culture pour ne pas avoir à faire parler les canons draniques, n’en déplaise à sa bouillante seconde. Et de résoudre un mystère : pourquoi les analyses des sols ne révèlent plus de dranaclase ?
Parfait miroir de « La Volonté du Dragon », “La Route de la Conquête” confronte deux visions du monde diamétralement opposées, et le personnage de Korvosa nous fait partager les doutes d’une guerrière fatiguée de son surnom de Faucheuse, qui va tenter, pour son ultime campagne, de sauvegarder une culture au lieu de la détruire. Qui, après des années d’engagement, va s’écarter du crédo impérial, au profit d’une poignée d’êtres humains.
“Au-delà des murs”, initialement parue dans l’anthologie « Victimes et Bourreaux », est quant à lui le pendant de “Bataille pour un souvenir”. On y suit la convalescence d’un soldat, après la bataille de Clerdanne, qui a perdu tout souvenir de ses actes. Lorsque ceux-ci nous sont révélés, leur interprétation vacille face aux doutes émis par le narrateur, qui se persuade d’être manipulé par les Hiéraldiens, après tout experts de la mémoire et de l’oubli. Un texte dérangeant, tant on voudrait admettre, face à l’horreur finale, que le protagoniste se trompe, mais l’incertitude s’empare de nous, nous faisant également douter de notre perception de la réalité.
“La Fin de l’Histoire” revient sur la première génération de la conquête. Quand le désir de préserver était au premier plan. La troupe avance dans la jungle désertée, tandis qu’au cœur des bois, dans la Halle des Pluies, les habitants partagent une dernière fois leurs souvenirs, avant ce qu’ils estiment la fin de leur histoire. Pour le conservateur de l’expédition, c’est une course contre la montre, fiévreuse, tant il craint un suicide collectif. Ce sera bien pire. Encore une fois, le témoignage de l’échec du projet pacifique impérial, tandis que quelques-uns se dessillent devant la destruction forcément déclenchée par leur volonté hégémonique. Mais l’Histoire n’ira pas dans leur sens...
Quatre siècles plus tard. Dans “Le guerrier au bord de la glace”, l’Empire est ébranlé, miné par une rébellion interne. La technologie a beaucoup évolué, les armures de combat sont immenses, capables de voler, et symbiotiques. Lionel Davoust nous invite à un combat titanesque entre l’armée loyaliste, soutenue par un dragon, et les rebelles. Un soldat, son armure endommagée, se retrouve isolé, seul avec Conscience, son IA symbiotique qui se confond avec son inconscient. Contraint de se cacher dans une caverne pour échapper aux rebelles, un phénomène étrange l’empêche de repartir, son titan d’acier immobilisé. Épuisé, quoi que cela veuille dire pour une IA, Conscience l’enjoint de partir et sauver sa vie. Là, au bord de la mort, leur lien n’en est pourtant que plus fort. Une fin très intimiste après un début de bruit et de fureur.
L’histoire de l’Empire se clôt avec “Quelques grammes d’oubli sur la neige”, déjà lue dans « Magiciennes et Sorciers ». Dans un futur qu’on imagine lointain, l’Empire s’est effondré, laissant place à une société obscurantiste, médiévale (j’irai même jusqu’à dire moyenâgeuse). Un roitelet, pour sauver son peuple de la famine, brave les représentants du dieu unique et fait appel à une sorcière pour découvrir le passé et en tirer les outils pour redonner à ses terres leur splendeur d’un autrefois qui tient désormais de la légende. Narrée par un jeune moine-guerrier qui perd peu à peu ses illusions, une nouvelle histoire tragique, tant à l’échelle humaine, avec triangle amoureux et luttes de pouvoir, qu’historique, avec une déchéance inexpliquée de l’Empire. (cela viendra sans doute un jour, comptons sur le talent de l’auteur pour cela)
Ai-je encore besoin de vous convaincre du talent de Lionel Davoust ? Evanégyre m’a balayé dès “Bataille pour un souvenir” et « La Volonté du Dragon ». Il faut de l’audace pour envisager l’écriture, fragmentaire, morcelée, d’un tout qui, malgré des blancs, des non-dits, sera cohérent. Et c’est plus que réussi. Parce que Lionel Davoust sait ramener chaque conflit, chaque épisode à l’échelle de ses protagonistes, faire de l’Histoire de l’Empire une histoire à chaque fois personnelle. Parce qu’à le lire, on se coule dans l’armure de bois d’un guerrier-mémoire ou la mekanâme d’un chartiste. Parce qu’il n’a choisi aucun camp, donnant la parole aux Asrethiens tant qu’aux peuples refusant leur assimilation, car aucun n’incarne le bien et l’autre le mal. Il n’y a que le plus gros, qui pense faire œuvre de bien, en se souciant peu des quelques sacrifices nécessaires pour les petits. C’est toute la philosophie de la colonisation qui est au premier plan du cycle d’Evanégyre, mais le seul semblant de réponse qu’on tirera de « La Route de la Conquête » est que toute tentative d’hégémonie ne se fait pas sans violences, et que tout au tard, elle est vouée à l’échec, la multitude uniforme ne résistant pas à l’imperfection née des passions humaines.
Le présent recueil est paru l’an dernier. Aujourd’hui sort « Port d’âmes », le nouveau roman de Lionel Davoust, sur Évanégyre. Combien de temps résisterai-je avant de le lire, et de devoir attendre ensuite, (im)patiemment, la suite ?
Les bons livres ne manquent pas. Je n’ai jamais eu, face à cette profusion, le temps, le besoin (merci ma mémoire) ou l’envie d’en relire un. Mais pas une seconde, il ne m’est venu à l’idée, en lisant « La Route de la Conquête », de sauter les 3 nouvelles que je connaissais déjà.
Ce fut comme reprendre une part de dessert.
Titre : La Route de la Conquête (nouvelles)
Auteur : Lionel Davoust
Nouvelles :
La Route de la Conquête
Au-delà des murs
La Fin de l’histoire
Bataille pour un souvenir
Le guerrier au bord de la glace
Quelques grammes d’oubli sur la neige
Couverture : François Baranger
Éditeur : Critic
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 347
Format (en cm) : 20 x 13 x 3
Dépôt légal : juillet 2014
ISBN : 9791090648319
Prix : 19 €
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