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Souper des Maléfices (Le)
Christophe Arleston
Bad Wolf, roman (France), fantasy, 326 pages, juillet 2015, 3,99€ en numérique, 17,50€

Ib Morkedaï, le dynarque de la ville portuaire de Slarance, a quelques soucis. Un mauvais blé importé, mal nourrissant et nocif, a supplanté les cultures locales et met en danger la population. Tous les agents de ses Services Particuliers qu’il a envoyés enquêter sur cette céréale sont portés disparus, et fort probablement décédés. Ne lui reste sous la main que Zéphyrelle, la fille d’un héros de guerre mort de vieillesse (une preuve de sagesse). Mais la jeune fille est aussi talentueuse qu’impertinente, et prend de grands risques en voulant démontrer sa compétence au gouverneur. Son enthousiasme se mêlera, hélas, de précipitation...
Pendant ce temps, Fanalpe, un grand cuisinier, parti de rien et aujourd’hui chef personnel du duc Plucharmoy (ventripotent personnage qui se verrait bien succéder à Morkedaï), enquête lui aussi sur cette pénurie de bonnes céréales, qui mettent son office en péril, car son employeur a le palais fin. Sa quête de grains de bonne qualité va lui faire croiser la route de l’espionne, et un quiproquo plus tard, le voilà suspect.
Ce qui tombe mal, c’est sa rencontre avec la plus frivole des demoiselles de la haute-ville, pseudo-nièce de Morkedaï. C’est le coup de foudre. Mais comment séduire pareille aristocrate ? Avec de la cuisine de haute volée, voire assaisonnée de magie...



Rares sont les scénaristes de BD à passer l’épreuve du roman (alors que le chemin inverse est plus fréquent). L’auteur de « Lanfeust » et des « Trolls de Troy » (pour ne citer que ses séries les plus connues) adapte ici en roman une nouvelle illustrée passée relativement inaperçue : « Sortilèges culinaires » (chez Soleil également), dans lequel Fanalpe tentait déjà de séduire Fiollulia grâce à une recette magique du grimoire de Shuggutin. Album qui m’est donc passé sous le nez et que je vais me hâter de dénicher.

Mais revenons-en au roman. Je précise que cette chronique en révèle beaucoup, aussi si vous voulez préserver tout le mystère, sautez à la conclusion.
L’intrigue initiale, avec ce blé modifié, n’est pas sans rappeler le fond de « Profy blues » (Trolls de Troy 18), dans lequel Arleston fustigeait déjà l’agriculture d’aujourd’hui et la déforestation. Dans « Le Souper des Maléfices », il s’en prend frontalement aux céréaliers comme Monsanto, qui dénaturent la nature (désolé) dans le seul objectif du profit, et tant pis pour les dommages collatéraux, comme la santé des consommateurs ou l’appauvrissement des agriculteurs contraints d’acheter perpétuellement des semences au lieu de replanter une partie de leur récolte. Si l’auteur remplace la génétique par la magie, l’enquête que mène Zéphyrelle dévoile une mécanique bien rodée et très actuelle du profit sans morale.

Il faut chercher la morale du côté du dirigeant de la ville, Ib Morkedaï. Un fin tacticien comme on les aime, moitié manipulateur dans l’ombre, moitié forçat asservi à sa tâche. Un personnage tout en nuances, qu’on devine capable de grandes atrocités pour le bien de son peuple et de sa ville, tout en travaillant activement à plus d’égalité -non, faut pas pousser, de confort pour tous. Sa prévenance envers Zéphyrelle n’est pas que professionnelle (elle est son dernier agent, après tout), on y sent parfois un peu de fierté et d’inquiétude paternelles, face aux exploits et aux risques pris par sa protégée.
Zéphyrelle est, si vous me passez le néologisme, un pur personnage arlestonien. Impertinente, effrontée, gouailleuse, sa tchatche, qui cache une indéniable intelligence, lui permet de se sortir de nombreuses situations, presque autant que de s’y enferrer. Même devant le dynarque, son enthousiasme submerge parfois la déférence respectueuse dont elle devrait faire preuve.

-Tu dois rester en vie pour lui fournir des rapports. Important, ça, les rapports. Il aime. Pas trop de fautes d’orthographe, ça le crispe.

Sa capacité à se déguiser en fait une espionne remarquable, et à l’humour des dialogues succèdent des scènes d’action tendues et des affrontements rares, réalistes et spectaculaires. Arleston n’a pas besoin de dessinateur pour rendre parfaitement ces plans et les émotions qui les animent, et parfois il en joue (l’épisode de l’escalier et de la suie, je vous laisse découvrir), désamorçant souvent par l’humour les moments les plus tendus.
Avec la même facilité, il glisse également çà et là quelques détails dérangeants (le sort des esclaves ou des ouvriers des manufactures, celui du mousse sur un navire, comment s’en sortir en société quand on est l’héritière d’une famille déchue...), rappelant que si cette histoire semble légère, le monde dans lequel elle se déroule ne l’est pas.

Venons-en à Fanalpe, qui occupe une grande part de la seconde partie, alors que l’enquête de Zéphyrelle semble au point mort.
Ce cuisinier, parfait exemple de réussite sociale, voit son emploi menacé par la baisse de qualité des céréales et, dans un premier temps, sa quête de blés non trafiqués va conduire Zéphyrelle à le suspecter, et la conduire sur une fausse piste. Mais c’est dans un second temps que le personnage un peu falot va prendre son essor. Obnubilé par la belle pseudo-nièce du dynarque, il va commencer à s’enhardir. Pour la première fois de sa vie, quelque chose l’éloigne de sa cuisine, au risque de mécontenter son employeur. Très vite donc, il lui faut se reprendre. Tandis que Ploutre, la fille de son précédent et défunt employeur, devenue dame de compagnie de Fiollulia, tente de lui faire admettre la frivolité et la cruauté de celle qui l’éblouit, lui réalise qu’il doit sublimer son art pour la séduire, car c’est un terrain où il n’a aucun rival. Poussé par l’amour, il va oser bien plus de choses qu’il ne l’aurait cru : un vol dans une bibliothèque (note : en tant que professionnel concerné, je m’insurge !), une rencontre avec des hogres, et même un voyage dans le temps qui finira mal.
Je signale au passage que le voyage temporel bien fait n’est pas à la portée de tous, et qu’Arleston l’intègre parfaitement à son intrigue, le retour dans le passé expliquant a posteriori certaines situations, tout s’emboîtant à la perfection comme les pièces d’un puzzle.
La fin de l’histoire de Fanalpe n’est pas sans rappeler « Le Parfum » de Patrick Suskind : son art, transcendé, lui échappe, et il en subit les conséquences mortelles, administratives et judiciaires, avant une résolution finale de toute beauté, où l’on voit les coupables châtiés, comme de juste, et les bons récompensés. Avec au passage quelques dégâts collatéraux réjouissants, et qui tachent la moquette.

Donc... en conclusion :

Si l’écriture est plutôt légère, du fait du caractère des personnages principaux, on n’y trouvera quasiment pas de ces jeux de mots qui faisaient le sel de certaines cases de Troy. Tout au plus l’auteur glisse-t-il un petit jeu (à découvrir en post-face) autour du vin, que les plus attentifs auront peut-être deviné en cours de lecture.
Mais cette légèreté de la forme n’empêche, comme dit plus haut, ni la cruauté du fond ni la qualité littéraire du tout. Le mélange prend très bien, pour donner un roman qu’on lit avec grand plaisir, souvent en souriant, parfois un peu moins, et qu’on regrette de devoir lâcher avant la fin. On regrettera peut-être peu qu’Arleston abandonne la charge pamphlétique contre la malbouffe initiale, qui aurait pu composer un roman à elle seule, pour se tourner vers les élans amoureux de Fanalpe et sa gastronomie magique, mais c’est finalement un pendant intéressant et un miroir sociétal, malbouffe quotidienne du peuple contre haute cuisine baffrée par les puissants.

Deux autres romans lancent ce nouveau label Bad Wolf, dont on parlera bientôt. Mais on ne pouvait rêver mieux, comme mise en bouche estivale, agréable et légère, que « Le Souper des Maléfices ».


Titre : Le Souper des Maléfices
Auteur : Christophe Arleston
Couverture :
Éditeur : Bad Wolf
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 326
Format (en cm) :
Dépôt légal : juillet 2015
ISBN : 9791095072010
Prix : 17,50 € (papier), 3,99 € (numérique MOBI/kindle uniquement)



Nicolas Soffray
26 juillet 2015


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