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Poison City (T1)
Tetsuya Tsutsui
Ki-oon

D’horribles crimes secouent la ville. Des corps sont retrouvés atrocement mutilés, et les traces de morsures qui les couvrent sont d’origines humaines. Mais ce qui est le plus inquiétant est que l’auteur de ce crime a été filmé, repartant comme si de rien n’était. Comment une personne lambda peut-elle perdre ainsi la raison ? Telle est la base du scénario que Mikio Hibino, jeune mangaka, vient proposer à son responsable éditorial. Et l’accueil de ce dernier est très positif. Mikio verra donc son premier chapitre publié dans le magasine Young Junk. Seulement en 2019, le Japon est secoué par une loi prise initialement pour protéger les enfants d’œuvres pouvant les choquer et qui est devenue un terrible outil de censure : la loi de la littérature saine. Une commission d’experts est chargée de vérifier le contenu des œuvres devant être publiées et si par malheur ceux-ci décident que des éléments sont trop violents et pourraient donner des idées perverses à ses lecteurs, le livre et l’auteur sont alors classés comme nocifs et l’ouvrage interdit à la vente directe en librairie, ne pouvant être vendu qu’à des adultes ayant prouvé leur age avant l’achat. Dans une moindre envergure, des livres ambiguës ou à la limite peuvent être classés comme déconseillés et interdits à la vente de mineurs de moins de 15 ans...



Mais très vite, Mikio déchante. Ses dessins étant trop violents et trop explicites, il lui est conseillé de ne pas montrer des corps, en tout cas ne pas rendre lisibles certaines cases. Mikio n’apprécie pas trop de devoir modifier ainsi ses planches mais si cela lui permet d’être publié... Et c’est le cas. Mais à peine le dernier numéro de Young Junk est-il arrivé en kiosque que la direction du magasine reçoit un lettre qualifiant “Dark Walker”, la série de Mikio, de nocif. Ce n’est pas la première fois qu’un lecteur se plaint des choix éditoriaux mais l’auteur de la lettre n’est pas une personne lambda mais Osamu Furudera, ancien ministre et surtout membre de la commission de censure. Vent de panique dans la direction. Pour éviter un classement comme nocif, le magasine est immédiatement retiré des kiosques. Annoncer la nouvelle à Mikio est une autre paire de manches, surtout que le jeune mangaka se sent responsable pour les autres artistes qui subissent comme lui le retrait de la vente du magasine. Mais quel est l’avenir de sa série ? Pour la poursuivre, il faudrait réaliser de nombreux changements, comme rendre des zombies coupables des meurtres, et autres modifications de fonds qui dénatureront totalement son oeuvre...

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Pour ce nouveau diptyque, Tetsuya Tsutsui s’attaque à un sacré morceau : la liberté d’expression. En lisant ses premières pages, “Poison City” ressemble à un Bakuman situé dans le contexte sociétal d’un Giga Tokyo Toybox ou encore d’un Library Wars. Seulement, la source d’inspiration du mangaka n’est pas de la pure fiction mais malheureusement une expérience personnelle : le premier tome de “Manhole” fut censuré dans le département de Nagasaki au motif d’incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes. Son titre fut donc classé comme nocif par un comité de 39 personnes, pas toujours pour la bonne raison. De cette expérience, Tetsuya Tsutsui en a tiré la loi de la littérature saine de son Tokyo de 2019. Il n’y a plus qu’un pas à franchir pour voir en Mikio une incarnation du mangaka, pas que je franchis allègrement. Certains penseront alors que le mangaka manque d’objectivité dans son discours, mettant trop de son expérience personnelle dans le manga. C’est tout le contraire, tout comme Tsugumi Ohba et Takeshi Obata quand ils s’attaquèrent au monde du manga dans Bakuman. Alors que nous venons tous de crier haut et fort que nous sommes Charlie, se dire que le Japon ose une telle censure de nos jours est totalement invraisemblable et il est bon de nous souvenir que la liberté d’expression est un combat de tous les jours que l’on doit mener, encore et toujours, et qu’il faut des livres comme “Poison City” pour se dire que “1984” n’est peut-être pas finalement un roman de science-fiction. Tetsuya Tsutsui nous rappelle d’ailleurs fort judicieusement que la censure a eu des conséquences catastrophiques dans la bande dessinée américaine dans les année 50 à cause du tristement célèbre Fredric Wertham, à l’origine du Comic Code Authority qui censura les éditeurs américains pendant de trop longues années, édulcorant les comic books.

“Poison City” se lit avec une double lecture. Tout d’abord celle de l’expérience désastreuse du pauvre Mikio, subissant de plein fouet la censure, et en parallèle l’histoire de “Dark Walker”. Au point que, vers la fin du premier tome, le lecteur se demande si les deux ne vont pas finir par se recouper... Audacieuse idée... En tout cas, nous découvrons les conséquences de la censure nippone, s’inspirant aussi de ce qui se passa aux Etats-Unis dans les années 50. La méthode de rééducation des auteurs nocifs ne sera pas sans rappeler celle utilisée sur le personnage qu’incarnait Malcom McDowell dans “Orange mécanique”. D’ailleurs, le but est identique : faire comprendre à sa victime que la violence est un mal qu’il faut exorciser. Le résultat est un véritable lavage de cerveau qui permettra à Tetsuya Tsutsui de donner la parole aux défenseurs de la censure. Et comme pour prouver que tout n’est pas faux, le mangaka enchaine sur une scène horrifique de “Dark Walker”. Peut-on interdire au nom de la protection de l’enfance, pour ne pas donner de mauvaises idées à des esprits faibles ? En écrivant ces mots, je me souviens alors de cet article récemment publié par un grand journal reprenant les conclusions du criminologue Alain Bauer décrétant que des jeux comme “Assassin’s Creed” ou “Call of Duty” permettaient de former des djihadistes... Euh, je devrais peut-être me dénoncer immédiatement à la police plutôt que continuer à dire que j’apprécie un manga nocif...

Nocif pour qui ? Voila la vraie question. Je finirai ce long monologue (certainement trop long) sur ces mots du grand Pierre Desproges : « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». Eh bien on peut tout éditer mais pas pour tous les lecteurs. Il existe un classement naturel dans les mangas : shonen, shojo, seinen. Aux parents d’être vigilant et une personne détraquée voulant passer à l’acte n’aura pas besoin d’un seinen pour le faire, il n’aura qu’à regarder le journal de 20h ou les émissions racoleuses de M6 ou TF1.

Je finirai par rappeler que Tetsuya Tsutsui est aussi un dessinateur de génie, avec un style hyperréaliste qui rend “Poison City” extrêmement immersif et surtout efficace. Au point que l’on ce dit qu’un jour, un politicien finira par avoir ce genre d’idée aberrante pour un texte de loi.

Alors oui, je le dis haut et fort : vous, lecteurs majeurs de la Yozone, plongez-vous dans “Poison City” car il fait parfois bon d’être nocif. A noter que cette série est également publiée en grand format dans la collection Latitudes des éditions Ki-oon.


Poison City (T1)
- Auteur : Tetsuya Tsutsui
- Traducteur  : David Le Quéré
- Éditeur français : Ki-oon
- Format : 130 x 180, noir et blanc - sens de lecture original
- Pagination  : 242 pages
- Date de parution : 12 mars 2015
- Numéro ISBN  : 978-2-35592-791-1
- Prix : 7,90 €


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© Tetsuya Tsutsui / Ki-oon - Tous droits réservés



Frédéric Leray
27 mars 2015




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