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Paradoxe de Fermi (Le)
Jean-Pierre Boudine
Denoël, Lunes d’Encre, science-fiction / littérature générale, 184 pages, janvier 2015, 18 €

La fin du monde : on nous la promet depuis toujours, elle n’arrive jamais. Jamais ? Elle est peut-être déjà là.



« Ecrire me paraît finalement un moyen de me ressouvenir de mon humanité. »

Un homme a trouvé refuge en altitude, dans la montagne, dans une grotte, pour échapper aux risques générés par la rencontre avec d’autres hommes, plus bas, dans la plaine. Depuis des années, il erre à travers une terre dévastée, en proie au chaos. Il n’a plus vraiment d’espoir. Alors, il écrit, il raconte.

Alternance de chapitres consacrés au souvenir – sa trajectoire et celle de quelques amis, après les premières secousses économiques ayant signé le commencement de la fin, le monde d’avant, les étapes de sa déréliction et la recherche ses causes – et de descriptions du présent, de ses difficultés, de la lutte perpétuelle pour la nourriture, la chaleur, la survie, « Le Paradoxe de Fermi » apparaît, vu à travers le prisme de leurs conséquences possibles, et peut-être inévitables, comme une description des fléaux qui rongent notre monde. Des fléaux qui à chaque seconde sont sous nos yeux et dont à chaque seconde nous refusons de prendre conscience.

Cette déréliction lente, inexorable, irréversible, nous la voyons à travers le désespoir, la nostalgie de cet homme qui fut autrefois un chercheur, et dont les loisirs étaient beaucoup plus orientés vers la musique que la littérature : ceci explique l’écriture simple, dépouillée, sans artifices, sans effets de style, en pleine cohérence avec le statut du narrateur. De même, la manière dont il essaie, en revenant sur le passé, de comprendre les mécanismes qui ont conduit la civilisation au naufrage n’est autre que celle qui pourrait être la nôtre : celle d’un individu éclairé mais qui n’a pas plus de connaissances que l’individu lambda des rouages économiques et de leurs failles, qui, entre autres déterminants, ont conduit à l’effondrement de la société mondiale. Un narrateur combatif, mais que le désespoir, après des années d’errance, et face à l’intensité du naufrage de la civilisation, vient peu à peu gangréner.

«  Quelque citadelle que nous bâtissions contre la barbarie, l’ennemi sera à l’intérieur . »

Il est difficile de ne pas comparer « Le Paradoxe de Fermi » à « La Route » de Cormac McCarthy, qui est en quelque sorte devenu l’aune à laquelle l’on mesure désormais les romans post-apocalyptiques – et ceci même si le roman de Jean-Pierre Boudine, publié dans une première version aux éditions Aléas en 2002, a précédé « La Route » de plusieurs années. Le monde futur décrit par Jean-Pierre Boudine est tout aussi âpre mais peut-être moins abominable ; moins étouffant peut-être dans la mesure où dans ce monde d’après subsistent eau, forêts, animaux. Une nature qui, même si elle est définitivement polluée, corrompue, fournit au roman l’oxygène nécessaire au lecteur.

De même, il est impossible de ne pas songer au classique de Walter M. Miller, « Un Cantique pour Leibowitz » en lisant ces chapitres où le narrateur et une poignée d’amis, après avoir erré jusqu’aux pays nordiques, dans l’île de Rügen, adhèrent à un Ordre voué à sauver les vestiges de la civilisation, notamment ses acquis scientifiques, en espérant qu’après quelques décennies, ou plus vraisemblablement quelques siècles, de chaos, d’âges obscurs, celle-ci se reconstituera pour prendre un nouveau départ.

Thématique classique s’il en est, et qui poussera le narrateur, après la poursuite de la désagrégation de toute structure, à s’interroger sur le déclin des civilisations, sur l’effondrement des sociétés sous le poids de leur incapacité à ériger des structures sociales viables. Car, si même cette tentative de sauvetage scientifique avait réussi, comment être sûr qu’un nouveau naufrage n’en aurait pas résulté ? Reste, bien évidemment, le lien entre la situation du narrateur et le paradoxe de Fermi : si tous les arguments scientifiques, et notamment la découverte en nombre sans cesse croissant d’exoplanètes (on lira à ce sujet le très beau roman de Martial Caroff ) sont en faveur de l’existence, à travers l’espace, d’un grand nombre d’intelligences extra-terrestres, comment se fait-il que nous ne puissions en distinguer aucun signe, par exemple sous forme d’ondes radio ? Nous ne dirons pas ici quel est ce lien, même s’il ne s’agit pas d’une véritable révélation, d’une part parce qu’en rapportant la trajectoire du narrateur au questionnement sous-jacent au titre du roman bien des lecteurs en auront eu très tôt l’intuition, d’autre part parce que la solution proposée au paradoxe de Fermi est déjà apparue sous des formes diverses à travers la littérature de genre.

«  Ces hommes n’avaient pas encore découvert la puissance technicienne, mais ils n’avaient aucune raison de croire leur temps à ce point compté . »

Rien d’absolument nouveau dans « Le Paradoxe Fermi  », donc – mais là n’était pas le but. L’intérêt du « Paradoxe de Fermi  » est d’inscrire le post-apocalyptique (ou plus exactement le per-apocalyptique, puisqu’il s’agit ici d’un processus d’aggravation sur des années, une sorte de dégradation lente à la Ballard) dans un contexte plus vaste, et ce faisant de jeter un pont entre deux grandes thématiques de la science-fiction, la fin du monde (du moins tel que nous le connaissons) et la vanité (jusqu’à ce jour) de nos efforts visant à mettre en évidence l’existence d’une intelligence extra-terrestre.

Au milieu de ces thèmes maintes fois abordés, le lecteur trouvera de belles images (l’humanité retournant sans le savoir à ses propres sources, sous forme d’une grotte où subsistent des inscriptions rupestres), et d’intéressantes réflexions sur la manière dont certains luttent et certains abandonnent, dont certains réalisent ou non le caractère irréversible des évènements et s’obstinent, alors que tout se délite, à faire comme si, à faire comme avant, à se leurrer, à se voiler la face. Réflexions également, sur ce qui manque et sur ce qui ne manque pas, et sur une thématique qui apparaît en définitive centrale : l’information et la façon dont les faits rapportés masquent cruellement le tableau global, empêchent ou tout au moins rendent difficile toute appréciation juste, qu’elle soit individuelle ou collective – une cécité qui est un des grands facteurs du désastre, et qui permet l’évolution jusqu’à l’irréversible, jusqu’au point de rupture. On voit donc ici, déclinée au niveau des mécanismes économiques, écologiques, au niveau de la collectivité, puis à celui du narrateur lui-même, l’empreinte, la mise en œuvre et la description des seuils, des points de rupture et de non-retour de la théorie des catastrophes de René Thom, théorie initialement mathématique mais rapidement étendue à d’autres sciences, y compris aux sciences humaines.

Emblématique d’une science-fiction mature, dépouillée de ses artifices, plus proche de la littérature générale que des ouvrages de genre, « Le Paradoxe de Fermi  » est avant tout une aventure humaine, sinon l’aventure de l’humanité toute entière. En posant d’indispensables questions, en confrontant cette humanité d’une part à ses propres limites, d’autre part aux vertiges de l’espace et du temps, Jean-Pierre Boudine propose un roman qui, tout comme la postface de Jean-Marc Levy-Leblond, se révèle à la fois intelligible et intelligent, et tout comme elle a le mérite de conjuguer brièveté et densité : moins de deux cents pages, postface comprise, pour un propos d’envergure. Riche mais à la portée de tous « Le Paradoxe de Fermi » n’a peut-être pas l’ambition de prendre part parmi les classiques ; il est sûr en tout cas qu’il s’inscrit parmi ces ouvrages, pas si nombreux finalement, dont la lecture est à l’évidence recommandable.


Titre : Le Paradoxe de Fermi
Auteur : Jean-Pierre Boudine
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’Encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 184
Format (en cm) : 13,5 x 20,5
Dépôt légal : janvier 2015
ISBN : 9782207123751
Prix : 18 €



La collection Lunes d’Encre sur la Yozone :

- « Morwenna » de Jo Walton
- « Le Dernier Loup-Garou » de Glen Duncan
- « Trois Oboles pour Charon » par Frank Ferric
- « Sandman slim » par Richard Kadrey
- « Retour sur l’horizon » (anthologie)
- « A travers temps » de Robert Charles Wilson
- « Les Derniers jours du paradis » de de Robert Charles Wilson


Hilaire Alrune
5 février 2015


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