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Le cyberespace de l'imaginaire




Dr. Adder
K. W. Jeter
ActuSF, Les 3 souhaits, Perles d’épice, roman (USA), science-fiction / cyberpunk, 320 pages, novembre 2014, 18€

Un jeune homme, E. Allen Limmit, laisse tomber son boulot dans une ferme de bestioles transgéniques pour aller à L.A., livrer un mystérieux colis (presque un McGuffin) au non moins mystérieux Dr. Adder, un génie pervers de la chirurgie, qui officie au milieu du boulevard de la Zone-Rat, le Strip des bas-fonds. Son truc : vous extraire de la tête votre fantasme sexuel inconscient, grâce à une drogue d’origine militaire, et ensuite vous charcuter (ou charcuter votre partenaire) pour vous permettre d’atteindre l’accomplissement spirituel. En gros, il opère tou(te)s les prostitué(e)s qui en ont les moyens pour satisfaire les plaisirs les plus pervers.
La Zone-Rat, creuset de la lie de LA, fait face au comté d’Orange, banlieue-ghetto proprette où les bobos vivent en détournant le regard de cette tache de péché, et d’où le télévangéliste John Mox diffuse son message de pureté à rétablir par le feu et dans le sang.
Il s’avère que le colis d’Allen est une arme et un piège pour Adder, qui ne peut pas y résister. C’est là que la guerre se déclenche, qu’Allen se perd entre d’anciennes connaissances qui ne lui veulent pas du bien, la recherche d’un père peu recommandable et la fin de tout ce petit monde.



« Dr. Adder » ne se raconte pas. Il se lit, et se vit, parce que foutu texte vous prend aux tripes, vous accroche par son style tandis que vous avez la nausée de ce que ça raconte, des charcutages d’Adder, chirurgien débordé, comme investi d’une mission qui le répugne mais qu’il accomplira sans faillir, aux discours lénifiants et haineux de Mox, passés en boucle comme une mauvaise propagande. Et au milieu ce « héros » mou, baladé, incapable d’une décision (en tout cas d’une bonne, qu’il ne regrette pas).
On assiste à un panorama de la lie de l’Amérique, toute l’horreur que l’Humanité est capable de s’infliger à elle-même fait le pied de grue devant le portail d’Adder. Des putes estropiées, mutilées, et heureuses. des snipers bourrés de coke qui font des cartons dans la foule. Des hommes-sandwich relayant les messages de Mox, quitte à se faire tabasser en pleine rue. Partout du sang, du sexe, la crasse et la mort. Et quand Allen traversera la « frontière » dans une odyssée dans les égouts, le comté d’Orange n’est pas mieux, tout est juste dissimulé sous une bonne couche de plastique, d’inox, de laque et d’hypocrisie. On ne changera pas l’Homme.

Au-delà de ce roman-choc, c’est tout le para-texte qui est à voir, car comme à leur habitude les éditions ActuSF ne nous livrent pas le texte brut (et c’est tant mieux) : le très érudit René-Marc Dolhen éclaire l’écriture et la parution du livre, cette dernière ayant pris dix ans malgré le soutien de Philip K. Dick. C’est toute la société américaine post-Guerre Froide, avec son culte de la consommation, sa morale qu’un rien écaille et sa foi aveugle qui passe sous l’étrille de Jeter.

Avant même qu’il ne nous jette l’horreur au visage, les premiers chapitres, le départ d’Allen de sa ferme d’Austin, font subtilement froid dans le dos. Par touches discrètes, sans jamais prononcer un mot tabou, dans une mentalité « tout ce qui se passe à la ferme reste à la ferme », on comprend que tous les employés ont facilement accès aux drogues (ça arrange Allen, qui a fini sa scolarité complètement shooté, et son service militaire idem) et que pour les besoins naturels plus charnels, les animaux de l’unité de production (jamais décrits, mais pondant des œufs, sorte de croisement entre vache et poule) sont à disposition, leurs facultés intellectuelles anesthésiées par les perfusions en tout genre. Le falot Allen emporte un peu de notre amitié à les considérer, pour sa part, avec tendresse et plus d’humanité que le ne font ses collègues.
Voilà de quoi vous mettre en condition, comme la lente montée des montagnes russes qui laisse présager la descente vertigineuse.

Souvent considéré comme un précurseur du cyberpunk, du fait des alliances entre drogues et technologies, les capacités d’immersion dans le subconscient comme dans le réseau, sans parler de la main bionique mortelle, « Dr. Adder » est néanmoins bien plus que cela. Jeter a gratté la croûte de la société américaine et dévoile la chair à vif.
Quarante ans plus tard, le disciple de Dick, qui vit en Amérique du Sud, semble bien loin de ce qu’il était à l’époque, et l’entretien qui clôt l’ouvrage ne le rend ni très sympathique ni très fréquentable. Mais bon, vous vous doutiez bien qu’il devait être un peu misanthrope, non ?


Titre : Dr. Adder (écrit en 1973, première publication 1984)
Auteur : Kevin Wayne Jeter
Traduction de l’anglais (USA) : Michel Lederer
Postface : René-Marc Dolhen
Couverture : Eric Holstein
Éditeur : ActuSF (édition originale : J’ai Lu, il y a très longtemps)
Collection : Perles d’épices
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 312
Format (en cm) :
Dépôt légal : novembre 2014
ISBN : 9782917689783
Prix : 18 € (ou 9,49€ en numérique)



Nicolas Soffray
5 avril 2015


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