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En ce lieu enchanté
Rene Denfeld
Fleuve, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique / littérature générale, 206 pages, août 2014, 18,50€

Qui ou que trouve-ton dans le couloir de la mort ? Des condamnés, certes. Des matons également. Des exécuteurs. Un prêtre, une enquêtrice spécialisée dans les causes perdues. Mais peut-être aussi des individus ou des créatures que nul n’imagine.



«  À l’intérieur, on finit par être identifié à son mensonge. Dehors, le soleil et la réalité ramènent les gens à leur taille réelle. Ici, les gens se confondent avec leurs propres ombres . »

Le couloir de la mort. Ici sont les condamnés à la peine capitale. Ici sont les pires des assassins, ceux dont les actes défient l’entendement. Un univers carcéral extrême, un endroit où ne pénètre guère la lumière. Mais aussi univers fantastique, tout au moins pour le personnage – dont on ignorera longtemps s’il est lui-même condamné ou fantôme – qui au gré des chapitres, en alternance avec le narrateur omniscient, prend parfois la parole. Fantastique, et élégant également, comme les petits hommes aux marteaux ou le passage de ces chevaux qui « courent avec l’élan merveilleux du désir, leurs flancs gonflés, leurs queues un panache d’or. » Des chevaux allégoriques qui, semble-t-il, caracolent dans la prison au moment des exécutions. Mais il est aussi d’autres créatures, d’autres manifestations moins poétiques.

«  Je les sens même de l’endroit où je suis, c’est l’odeur du sucre à la cannelle qui a viré à l’aigre. Les grisegoules ne se précipitent pas en ricanant comme les petits hommes aux marteaux . »

Les grisegoules font partie ce ces dernières. Ce sont des entités affreuses qui raffolent des restes des condamnés, qui sont incinérés après les exécutions. « Elles ne font aucun bruit en découvrant les boîtes de cendres encore chaudes. Elles grimpent dessus, les yeux mi-clos, et les entourent de leurs bras et leurs jambes, tels des insectes ou des reptiles qui cherchent la chaleur. » On imagine difficilement plus affreux, et l’on comprendra grâce à elles la nature du narrateur « Ce qui me déplaît, c’est de penser que les grisegoules vont grimer sur ma nouvelle peau de métal encore chaude. Je n’aime pas m’imaginer pris dans leur étreinte pendant qu’elles absorbent ce qui me reste de chaleur.  » Mais comment un être aussi doux, aussi sensible, épris de calme et de livres, a-t-il bien pu arriver dans le couloir de la mort ?

«  Je les entends, le prêtre déchu et la dame. Leurs pas, sur les sols de pierre, évoquent le doux bruit de la pluie.  »

Les détenus, les créatures fantastiques, mais aussi deux personnages extérieurs, « la dame », dont on ne connaîtra jamais le nom, et le « prêtre déchu » Deux personnages qui tout comme les condamnés ont leurs failles, leurs fissures, leur passé, leur propre part de tragique. Le prêtre déchu joue tant bien que mal son rôle de prêtre ; la dame, elle travaille pour un groupe d’avocats et traque le moindre détail susceptible de faire réviser le verdict, de transmuer une peine capitale en peine moins forte. À condition toutefois que le condamné ait envie d’être sauvé – cela n’est pas toujours le cas.

«  Ils n’ont pas comme moi le cœur serré de savoir que les chevaux m’ont frôlé de près et qu’ils sont repartis, une fois de plus.  »

Étrange et belle idée que d’aborder le couloir de la mort à partir d’un esprit poète, d’une âme perdue, égarée, sensible, pathétique. Une approche atypique mais profondément humaine, un biais inattendu, fortement original, une sorte de tangente, qui, on s’en doute, se rapproche perpétuellement, et inexorablement, d’une fin gravée dans le marbre.

Si en définitive le pari n’est pas entièrement tenu, c’est peut-être parce que sur de telles thématiques il était difficile, sinon impossible, d’éviter les clichés. En faisant glisser l’intrigue trop souvent sur des rails convenus, l’auteur finit par faire oublier le caractère original de son approche. Matons corrompus, prisonniers caricaturaux, trafics et abus en tous genres, règlements de comptes internes, répétition simpliste des traumatismes de la petite enfance comme déterminant unique de la criminalité apparaissent inévitablement comme autant de poncifs et de stéréotypes. Sur la fin du roman le passé personnel du prêtre déchu, prévisible, déjà vu mille fois, bien trop mélodramatique pour convaincre vient conforter cette impression de redite et nuire à l’ensemble.

Malgré cette limite, « En ce lieu enchanté » possède au final une note très personnelle qui le rend attachant. Loin de la complaisance morbide dont auraient pu faire preuve d’autres auteurs pour un tel univers, Rene Denfeld, présentée par l’éditeur comme enquêtrice spécialisée dans les peines de mort, séduit par une approche originale, à la fois allégorique et métaphorique, à la fois poétique et sensible. Une approche qui, combinée à deux atouts majeurs – une structure narrative habile et un format parfaitement adapté à tout juste deux cents pages – confère à « En ce lieu enchanté » la note singulière des œuvres inclassables.


Titre : En ce lieu enchanté (The Enchanted,2014)
Auteur : Rene Denfeld
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Frédérique Daber et Gabrielle Merchez
Couverture : Richard Ljoenes / Pavel Konovalov / Veer
Éditeur : Fleuve
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 206
Format (en cm) : 14 x 22,5
Dépôt légal : août 2014
ISBN : 9782265098008
Prix : 18,50 €



Hilaire Alrune
23 septembre 2014


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