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Joseph Conrad
Michel Renouard
Folio, collection biographies, n°112, 331 pages, avril 2014, 8,90€

Les confins, les avant-postes, qu’ils soient ou non ceux du progrès, des personnages confrontés à l’aventure, à la mer, aux éléments et tourmentes, aux moiteurs et dérives des tropiques, Joseph Conrad écrivit tout cela – et bien d’autres choses encore. Si chacun connaît « Au cœur des ténèbres » et la réécriture cinématographique qu’en fit, avec « Apocalypse Now », Francis Ford Coppola, si beaucoup ont lu « Typhon » ou « La Folie Almayer », si la plupart savent que Conrad fut navigateur et capitaine, peu sont capables de parler de la vie de cet homme qui fut, et demeure, un grand nom de la littérature. Un auteur au sujet duquel bien des zones d’ombre subsistent, et dont l’influence n’est pas près de s’éteindre.



La littérature, l’aventure et les ombres

Parmi tout ce que Michel Renouard nous apprend, on notera tout particulièrement les zones d’ombre qui couvrent une grande partie de la vie de l’auteur. Si son enfance peut sembler assez bien connue, les dix-neuf années au cours desquels Conrad navigua, de 1874 à 1893, restent passablement mystérieuses. L’on connaît en effet bien les dates de ses appareillages, mais l’on ignore totalement ce qu’il fit à terre, en ces contrées exotiques qu’il devait si bien décrire. Il acheta un singe sur les quais de Bombay : le genre de détail dérisoire qui masque l’étendue de notre ignorance. À noter aussi le contraste entre le peu de temps qu’il passa dans de nombreux endroits et la puissance et le réalisme des romans qu’il devait par la suite tirer de ces séjours relativement courts : par exemple quatre mois à Bornéo (« La Folie Almayer », « Un Paria des Iles », « Rescousse », et plusieurs nouvelles), ou les six mois d’une mission ratée au Congo dont il tirera « Au cœur des ténèbres ». Comme si en très peu de temps Conrad avait été capable d’en saisir bien plus que ce que d’autres comprennent en plusieurs décennies, comme s’il avait eu l’intuition, sinon la certitude, du fait que ces expériences étaient nécessaires, mais suffisantes, à la mise en chantier d’une œuvre impérissable. Une carrière maritime, donc, qui devait s’achever de manière très littéraire en Normandie, devant un café, et pas n’importe lequel : “le meilleur de la ville, je crois, et celui-là même où le digne Bovary et sa femme, la romanesque fille du père Rouault, étaient allés prendre des rafraîchissements.”

Un personnage atypique, une biographie passionnante

L’image que donne Michel Renouard de Joseph Conrad n’est pas exclusivement flatteuse. Ainsi, par exemple, cette cicatrice que Conrad se plaisait à rapporter à un duel, alors qu’elle ne résultait que d’une tentative de suicide, elle-même pas très sérieuse et destinée à manipuler son entourage. Mais aussi, et la chose est moins secondaire, le fait que la vie d’écrivain de Conrad, ce sont des décennies de folie dépensière et d’endettement chronique - folie de réceptions princières, de dépenses extravagantes, emploi d’une secrétaire, d’un chauffeur, d’une équipe de jardiniers, de domestiques et de maitres-queux - défauts sans lesquels l’écrivain n’aurait sans doute jamais laissé une œuvre aussi considérable. Car seule la mise sous tutelle de ses gains par un de ses proches le sauva sans doute d’un naufrage définitif, et seul l’aiguillon des dettes le poussa à écrire, encore et encore. Ce qui, même si cela ternit considérablement l’image de l’auteur, apparaît in fine comme une aubaine pour la littérature.

La biographie de Michel Renouard est riche et honnête : l’auteur ne cherche pas à broder sur les zones d’ombre. “Un écrivain a tous les droits. Il fait feu de tout bois et mélange les cartes, et bien malin qui pourra démêler le faux du vrai.” constate-t-il. Et de mettre en garde contre toute interprétation excessive : “Il suffit d’ouvrir ses romans pour trouver d’apparentes réponses sous forme de citations”. On sent parfois, dans cette biographie qui se lit aisément, un peu le système, le développement systématique à partir d’un personnage réel croisé par Conrad ou d’un lieu qu’il a fréquenté : si l’intégration de ces notules n’est pas toujours parfaite, s’il leur arrive de faire un peu “pièce rapportée” dans certains chapitres, elles n’en restent pas moins passionnantes. Mais c’est bien la seule réserve que l’on fera, et l’on n’exprimera comme regret que l’absence d’index des noms propres, qui compte tenu du nombre de célébrités fréquentées par Conrad aurait mérité de figurer en fin de volume, parmi des annexes déjà riches : d’abondantes notes ainsi que des repères chronologiques et des références bibliographiques.

Pourquoi cette recension consacrée à la biographie d’un auteur classique sur un site consacré aux littératures de l’imaginaire ? Parce qu’en décrivant d’autres horizons, en s’intéressant aux marges du monde, Conrad allait sur ces frontières qui sont un des grands thèmes du fantastique et de la science-fiction. Parce qu’en décrivant des stéréotypes récurrents – les expatriés abîmés à la fois dans des topographies inhabituelles et dans des glissements intérieurs, Joseph Conrad ouvrait la voie à des auteurs comme James Graham Ballard, qui, sous une forme per ou post-apocalyptique, réinventa les exotismes classiques aussi bien que les dérives internes. Ce sont là deux raisons parmi d’autres ; les lecteurs de Conrad en trouveront d’autres. Mais peu importent les passerelles, peu importent les genres : Joseph Conrad n’est pas un écrivain à découvrir ou à redécouvrir : c’est, tout simplement, un auteur qu’il ne faut jamais cesser de lire.


Titre : Joseph Conrad
Auteur : Michel Renouard
Couverture : Hulton-Deutsch collection / John Grimshaw
Éditeur : Folio
Collection : Biographies
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 112
Pages : 331
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : avril 2014
ISBN : 9782070451623
Prix : 8,90 €



Hilaire Alrune
13 juillet 2014


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