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Ultime Question (L’)
Juli Zeh
Actes Sud, Collection Lettres Allemandes, traduit de l’allemand, polar métaphysique, septembre 2008, 23€

Depuis le début de leurs études, une amitié exceptionnelle unit deux physiciens d’envergure. Mais, alors qu’Oskar ne vit que pour escalader les sommets de la physique fondamentale – son ambition est rien moins que le graal des physiciens, c’est-à-dire l’élaboration d’une théorie globale unifiant les diverses branches de la physique – Sébastian se consacre à la spéculation sur les univers multiples, considérée par Oskar comme une fantaisie sans conséquence, une thématique n’attirant que des scientifiques de classe inférieure. Au fil du temps, les différences s’accentuent : alors que Sebastian enseigne, fonde une famille, vit également pour elle, Oskar continue à progresser vers l’exception. Si l’amitié entre les deux hommes survit tant bien que mal – ils se rencontrent chaque semaine, conversent, s’affrontent à domicile ou devant les caméras – une faille est apparue entre eux. Une discussion de trop, des évènements en apparence extérieurs – mais qui remettront en cause hasard et causalité – vont bouleverser la vie des deux hommes.



Une intrigue mêlant crimes sanglants et physique théorique

Un assassin prétendant venir du futur explique qu’il ne peut être condamné, ses patients vivant toujours dans l’avenir dont il est originaire. À l’hôpital, un cardiologue est accusé de collusion avec les entreprises pharmaceutiques : il essaierait à leur insu de nouveaux anticoagulants sur ses malades, lesquels meurent sur la table d’opération. Le fils de Sebastian, un des deux physiciens de l’intrigue, est subitement enlevé. Un chantage s’exerce. Dobbelting, un anesthésiste du service de cardiologie et ami de l’épouse de Sébastian, est brutalement assassiné. Puis, la situation devient confuse : on ne sait plus si le fils de Sébastian a réellement été enlevé. Deux mondes parallèles peuvent-ils coexister, l’un où l’enlèvement aurait eu lieu, l’autre non ?

Malgré – ou peut-être à cause de – son intelligence théorique, Sébastian est incapable de démêler seul le problème. Oskar lui propose d’avoir recours à la police. Entrent alors en lice deux personnages fascinants, Rita Skura, officier de police judiciaire dont la naïveté et le manque d’intuition sont, grâce à la sagacité du commissaire Schilf, devenues ses armes les plus dangereuses, et le commissaire Schilf lui-même, étrange personnage au destin scellé, qui a rencontré la femme de sa vie le jour où la science l’a condamné à mort. Un commissaire que l’on s’étonne de voir régulièrement consommer du thé du yogi, référence vraisemblable à l’essai d’ Arthur Koestler « Le Yogi et le Commissaire », ouvrage traitant lui aussi de science, de déterminisme et de liberté, quoique la figure du commissaire y soit surtout celle d’un commissaire politique – mais il est bien difficile de croire aux coïncidences, surtout dans un roman qui ne s’affranchit ni des détails, ni de la statistique. Et ce commissaire féru d’échecs répète sans cesse, mais peut-être pas tout à fait sans le vouloir, les destins des humains qui l’entourent. « La machine le laisse commettre ses erreurs fatales si bien qu’à la fin de chaque partie il se sent envahi par le même sentiment de mortification : celui de ne pas avoir été vaincu mais de s’être mis échec et mat lui-même  » : impossible de ne pas voir dans cette machine l’irréductible complexité de l’univers et dans le déroulement de ces parties les erreurs commises par les autres protagonistes du récit.

Le commissaire Schilf se révèle plus perspicace que les scientifiques. Il ne commet pas les erreurs de ces deux physiciens qui croient que « le monde appartient à ceux qui l’expliquent » mais le voient leur échapper parce qu’ils n’ont pas su entièrement le comprendre. Car Schilf, s’il écoute les protagonistes et s’intéresse à leurs théories, n’est pas long à saisir ce que chacun dissimule, et ne se laisse pas obnubiler par les liens putatifs entre les nombreuses facettes du réel, ni entre les diverses affaires en cours. Et c’est lui qui finalement remettra une Rita Skura fourvoyée sur les rails d’une réalité qui, peu à peu avait glissé entre les doigts de tous les autres protagonistes.

Un positionnement atypique

Il est difficile, en considérant les ingrédients à la base de ce récit – polar et physique quantique - de ne pas songer à « La Théorie des cordes » de José Carlos Somoza, publié par le même éditeur en 2007. Mais là où le Cubain lorgnait vers le thriller horrifique à l’américaine, avec l’absence de finesse souvent associée au genre, l’Allemande ne s’éloigne pas de la sensibilité européenne. Plutôt que d’utiliser les ingrédients habituels des best-sellers, elle s’inscrit résolument dans une veine moins commerciale, celle des intrigues flirtant avec le récit policier de son compatriote Friedrich Dürenmatt, telles que, pour n’en citer que quelques unes, « La Panne », « La Promesse, » ou « Le Juge et son Bourreau. » Même finesse, même subtilité des dialogues, même importance des non-dits : « L’Ultime question » se rapproche de la tradition du roman policier en tant que genre intellectuel où prédominent – où devraient prédominer – rationalité et logique.

La rationalité, la logique – quelles peuvent être leur place dans une intrigue où prédominent les théories physiques qui, pour le commun des mortels, apparaissent inévitablement démentes ? La théorie des univers multiples prônée par Sébastian fait chavirer la raison, et, en définitive, fera chavirer l’existence des protagonistes eux-mêmes. Une théorie qui n’a pas attendu la physique quantique pour exister, ainsi qu’en témoigne l’ouvrage écrit en 1871 par le révolutionnaire et homme de lettres Louis Auguste Bianchi, « l’Eternité par les astres » source non citée dans le roman mais qui, au moins autant que les théories scientifiques, sert de base aux discours des physiciens. C’est dire qu’il n’est pas besoin de connaître la physique fondamentale pour suivre l’intrigue.

Car cette théorie des univers multiples n’est ici qu’un argument. Pas de bascule dans un monde parallèle à la Philip K. Dick, que ce soit sous forme de transition brutale ou de glissement progressif. Pas d’horreur à la José Carlos Somoza, mais une fissure à l’arrière-plan de la trame très dense des interrogations et des certitudes. L’épouvante instillée par Juli Zeh apparaît par petites touches, elle naît du doute, du réel, de la tragédie. Le destin est en équilibre sur un détail, la fatalité dissimulée dans un souffle, un accent, un grain de poussière. Dès lors, le libre arbitre s’efface, les géants de la physique ne sont plus que des fourmis. Nul ne saurait avoir prise sur l’infime, sur les détails indénombrables, sur un destin qui glisse comme du sable entre les doigts.

Pour autant, les théories audacieuses ne manquent pas, et les amateurs du genre pourront s’y retrouver ici et là en terrain connu. Par exemple, lorsque le Commissaire Schilf demande à Sébastien de lui expliquer la nature du temps, celui-ci développe à titre d’illustration une théorie laissant entendre que les évènements pourraient s’écouler à rebours. Cet inversement du cours temporel ne constitue pas une idée nouvelle (citons entre autres, pour l’année 1967, Philip K. Dick avec « À rebrousse-temps » et Brian Aldiss avec « Cryptozoïque », ou, plus tard, « La Flèche du Temps » de Martin Amis en 1991), mais Juli Zeh en fait une démonstration saisissante de l’inversion du principe même de causalité.

La logique à l’épreuve de la métaphysique

Car la causalité reste un des points clefs du roman. Causalité des crimes, certes, mais aussi causalité propre de l’existence des protagonistes. « Vous êtes improbable. Je suis improbable. Nous sommes un hasard dont la probabilité s’élève à un contre dix puissance cinquante-neuf », explique Sebastian au commissaire Schilf. D’où les interrogations sur le sens de cette existence, et sur celle même de Dieu. Ainsi la réalité n’est elle qu’« un amalgame qui échappe à l’espace et au temps. Une carpette au tissage dense posée au pied du lit d’un Dieu qui n’existe pas », pontifie Sébastian, qui confesse néanmoins que « C’était une grave maladresse, dans cette situation, de congédier un Dieu pourtant inventé tout exprès pour servir d’horloger à cette machine de précision nommée univers »

Ainsi les protagonistes ont-ils, malgré leur science et leurs connaissances, bien des difficultés à se séparer de l’idée d’un grand horloger qui régirait le monde. « Ne pas croire en Dieu suppose le nécessaire recours à la statistique  », écrit Sebastian dans l’un de ses articles. Mais il n’est pas si facile de se défaire de la divinité. Et c’est à ce sujet qu’apparaissent de façon flagrante les liens avec l’ouvrage de Koestler cité plus haut, où l’auteur aborde longuement ces thèmes, signalant que, quoiqu’il arrive, « Les vapeurs de la foi et les glaces de la raison sont enfermées ensemble dans notre cerveau ».

Mais aussi, et surtout, de la littérature

« Vous dites que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des termes ne sont que des étiquettes ? Vous avez peut-être raison. Si j’étais en mesure de rassembler toutes les sciences en une seule, cela donnerait quelque chose qui existe depuis longtemps : le langage », explique Sebastian. Bel hommage à la langue et à la littérature que celui de ce scientifique, même s’il n’est lui-même qu’un personnage de fiction.

Ce n’est pas la moindre qualité de cet ouvrage que de faire preuve d’une unité de ton qui crédibilise fortement l’ensemble. On y retrouve une justesse des caractères et des personnages qui laisse loin en arrière les stéréotypes issus des ateliers d’écriture. Les protagonistes prennent vie, les détails, inventions, subtilités et réactions des uns et des autres sonnent vrai, une multitude de détails viennent, non pas, comme on le voit si souvent, servir de ciment grossier à l’histoire, mais lui donner une cohérence et une profondeur humaine qui sont la touche des véritables romanciers.

L’inventivité, mais également la poésie. Car les véritables conteurs de cette histoire sont les oiseaux. Ce sont eux qui composent le prologue. Ils réapparaissent régulièrement dans le roman par petites touches, comme spectateurs et comme commentateurs, ou plus exactement comme observateurs – car on ne saurait, en physique quantique, oublier le rôle déterminant de l’observateur sur l’état du phénomène observé. Le roman se termine, comme il avait commencé, par le boniment des oiseaux. « Un discours sans fin. Un roman par oiseau et par jour  », est-il écrit dès la première partie du récit. Et l’épilogue prend la forme d’une description de la vue que les oiseaux ont de Fribourg peu après l’envol, d’une conclusion satisfaite : «  C’est à peu près comme ça que les choses se sont passées, selon nos dires ». Mais les oiseaux ont pris soin de ne pas tout raconter, et de laisser le lecteur imaginer à son tour les derniers détails.

Ni thriller scientifique comme on pouvait s’y attendre, ni science-fiction comme l’argument des mondes multiples pouvait le laisser penser, ni simple polar comme le quatrième de couverture pouvait le faire croire, « L’Ultime Question », par son refus des stéréotypes, par l’originalité de son intrigue, par les qualités de son écriture, balaye la notion de genre pour s’inscrire dans ce que l’on nomme tout simplement la littérature. Si Juli Zeh est déjà connue en littérature générale pour d’autres ouvrages comme « L’Aigle et l’Ange » ou « La Fille sans qualités », elle reste à découvrir pour les amateurs d’anticipation, Actes Sud ayant publié « Corpus delicti », un autre de ses romans se déroulant cette fois dans un futur proche.


Titre : L’Ultime question
Auteur : Juli Zeh
Couverture : Déborah Braun
Traduction : Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus
Éditeur : Actes Sud
Collection : Lettres Allemandes
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 412
Format (en cm) : 21,7 x 11,5 x 2,7
Dépôt légal : septembre 2008
ISBN : 978-2742777686
Prix : 23 €



Hilaire Alrune
19 octobre 2013


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